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tout à fait inertes et glaces, se détachaient insensiblement de mon étreinte comme la main d’une morte. Je la vis chanceler ; mais au geste que je fis pour la soutenir, elle se dégagea par un mouvement d’inconcevable terreur, ouvrit démesurément des yeux égarés, et me dit : « Dominique !… » comme si elle se réveillait et me reconnaissait après deux années d’un mauvais sommeil ; puis elle fit quelques pas vers l’escalier, m’entraînant avec elle et n’ayant plus ni conscience ni idée. Nous montâmes ensemble côte à côte, nous tenant toujours par la main. Arrivée dans l’antichambre du premier étage, une lueur de présence d’esprit lui revint : — Entrez ici, me dit-elle, je vais prévenir mon père. Je l’entendis appeler son père et se diriger vers la chambre de Julie.

Le premier mot de M. d’Orsel fut celui-ci : — Mon cher fils, j’ai beaucoup de chagrin.

Ce mot en disait plus que tous les reproches et se planta dans mon cœur comme un coup d’épée.

— J’ai su que Julie était malade, lui dis-je sans faire aucun effort pour déguiser le tremblement de ma voix qui défaillait. J’ai su aussi que Mme de Nièvres était souffrante, et je viens vous voir. Il y a si longtemps…

— C’est vrai, reprit M. d’Orsel, il y a longtemps… La vie sépare ; chacun a ses devoirs et ses soucis…

Il sonna, fit allumer les lampes, m’examina rapidement comme s’il eût voulu constater je ne sais quel changement en moi, analogue aux altérations profondes que ces deux années avaient produites chez ses enfans. — Vous avez vieilli, vous aussi, reprit-il avec une sorte de bienveillance et d’intérêt tout à fait affectueux. Vous avez beaucoup travaillé, nous en avons la preuve…

Puis il me parla de Julie, des vives inquiétudes qu’ils avaient eues, mais qui heureusement étaient dissipées depuis quelques jours. Julie entrait en convalescence, ce n’était plus qu’une affaire de soins, de ménagemens et de quelques jours de repos. Il passa encore une fois d’un sujet à un autre. « Vous voilà un homme, continua-t-il, et déjà célèbre. Nous avons suivi tout cela avec le plus sincère intérêt. » Il marchait de long en large, me parlant ainsi, sans suite, et de la façon la plus décousue. Ses cheveux étaient entièrement blancs ; sa grande taille un peu voûtée lui donnait un air singulièrement noble de vieillesse anticipée ou de lassitude.

Madeleine vint nous interrompre au bout de cinq minutes. Elle était habillée de couleurs sombres et ressemblait, avec la vie de plus, au portrait qui m’avait tant ému. Je me levai, j’allai à sa rencontre ; je balbutiai deux ou trois phrases incohérentes qui n’avaient aucun sens ; je ne savais plus ni comment expliquer ma venue, ni comment combler tout à coup ce vide énorme de deux années qui mettait