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quelquefois de 4 et 500 livres sterling. Outre cela, il a des amis qui parient pour lui sur le terrain, et il récolte naturellement une bonne partie du butin. Dans les intervalles, — car ces combats n’ont lieu qu’à la distance de quelques mois, — il donne, comme professeur, des leçons de box à un prix très élevé. Il est pourtant facile de prévoir que la carrière de l’athlète n’est point de longue durée. Un homme, si bien constitué qu’il soit, ne résiste pas longtemps à de tels assauts. Après quelques actions d’éclat, le pugiliste se retire généralement du ring, heureux s’il emporte avec lui la fameuse ceinture ! Quand il ne tient point alors pour son compte un public house, il se place volontiers, comme Tom Sayers, à la tête d’un cirque ou d’une ménagerie d’animaux. Ces hommes ont le respect de la force, et ils l’admirent dans toute la nature, mais surtout chez les bêtes fauves, avec lesquelles, il faut bien le dire, on peut leur trouver quelques traits extérieurs de ressemblance. Il y a pourtant chez eux des exceptions, et celle que j’ai surtout en vue montrera que le développement exclusif des muscles n’obscurcit pas toujours l’intelligence. Je fus conduit un soir, par un Anglais de mes amis, dans un quartier de Londres assez mal famé qui porte le nom de White-Chapel-Road ; là, nous trouvâmes un petit public house qui s’annonçait de loin par une grosse lanterne allumée sur laquelle on lisait cette enseigne : the king’s arms (aux armes du roi), et plus bas : Jem Ward’s ex-champion of England (Jem Ward, ex-champion d’Angleterre). C’était le nom du tavernier. L’endroit était bien celui que nous cherchions, et nous entrâmes. Au comptoir, nous trouvâmes un homme à cheveux gris dont le visage et la haute taille trahissaient à première vue un ancien athlète, mais dont les yeux bleu clair annonçaient un caractère méditatif et presque rêveur. Jem Ward a été dans son temps un des meilleurs pugilistes, et derrière son comptoir on voit encore une ceinture de 1,000 guinées qu’il a obtenue dans une fameuse rencontre dont les annales du ring ont conservé le souvenir. Après quelques mots échangés, nous lui demandâmes à voir ses tableaux, car nous savions que Ward était peintre. Retiré du cercle en 1832, il se mit plus tard, vers l’âge de quarante-six ans, à broyer des couleurs sur une ardoise et à manier le pinceau. Son éducation ne le préparait guère au métier d’artiste : au sortir d’une rude enfance, il avait porté du sable sur le dos pour lester les navires ou du charbon de terre. C’est d’instinct qu’il s’est mis à peindre. Un sourire se dessina sur la figure simple et honnête de l’ancien pugiliste. Il était évident que, comme tous les artistes, Ward ne tenait point du tout à garder la lumière de son talent sous le boisseau. Après avoir donné l’ordre d’allumer le gaz, il nous conduisit par un escalier étroit dans une chambre