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séquence de tout cela ? C’est qu’ils ne font qu’empirer leur situation et attirer sur eux toutes les sévérités de la loi russe. Ces Polonais ne réfléchissent pas que toute nation a et doit avoir un gouvernement conforme à sa nature. Le peuple russe est encore grossier et inculte : comment penser dans un tel état à une autre autorité, à une réforme politique quelconque ? Pour peu qu’on veuille se départir de la sévérité de nos lois, la vie et la fortune des citoyens seront tout de suite sérieusement menacées ; nous aurons des meurtres, des rapines et des incendies : je connais ma nation. Avec le temps, on pourra bien procéder à certains changemens, mais ce ne sera pas de si tôt, et pour le moment il n’y a pas à y penser… »

Bien différente fut une scène qui se passa non loin de Kazan. Là, entré dans une station, je vis, à mon grand étonnement, que le maître de poste était en même temps pope. Entouré de convives, de paysans, et attablé devant une énorme bouteille d’eau-de-vie, le batiouchka (petit père) débitait une longue péroraison en l’arrosant de force rasades. Je ne sais à quel signe il reconnut que j’étais Polonais ; aussitôt il se leva et détourna vers moi son torrent d’éloquence, déplorant l’esprit séditieux des Polonais, leur désobéissance envers le tsar et les malheurs qu’ils attiraient sur eux-mêmes et sur la Russie. Tout cela ne l’empêchait pas de me présenter la coupe ; j’y fis honneur et battis prudemment en retraite, pendant que le pope faisait au-dessus de ma tête nombre infini de signes de croix, — je ne saurais trop dire si c’était pour me bénir ou pour chasser de moi l’esprit malin, l’esprit de révolte.

Objet d’une commisération presque générale, qui se manifestait par les offres touchantes des pauvres gens et même par les bénédictions énigmatiques d’un pope aviné, je fus cependant à mon tour sollicité par des mendians, et je pus pratiquer la charité. Un jour notamment, à Saransk, si je ne me trompe, quand, les fers aux pieds, j’attendais qu’on eût relayé, je vis un homme tendre la main vers moi et me demander l’aumône. Il portait la casquette militaire, et je distinguai sur sa capote plusieurs médailles indiquant ses campagnes ; c’était en effet un soldat libéré du service, de la garde impériale, à ce que j’ai pu reconnaître. Contraste bizarre, un serviteur fidèle et émérite du tsar demandait du pain à un homme puni comme rebelle à ce même tsar et condamné par lui aux galères !… Le plus malheureux de tous les hommes au monde, plus malheureux encore que le forçat de Sibérie, est sans contredit le soldat russe. Je ne parle pas de ces vingt ou vingt-cinq années de service qui usent sa santé et sa vie ; je ne parle pas de ces coups de bâton et de verges qu’on lui applique par milliers pendant son long martyre : si du moins au terme de ces nombreuses années passées sous les armes et sous les verges il était dans ses vieux jours protégé