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et dont il importerait à nos voisins de se bien rendre compte à eux-mêmes.

Les Anglais veulent, et je trouve cette ambition très légitime, conserver la supériorité qui appartient à leur pavillon ; c’est seulement dans les moyens qu’ils prennent ou dans les imaginations qu’ils conçoivent à cet égard qu’il leur arrive de se tromper. D’un côté, ils imaginent trop facilement que cette ambition, si légitime qu’elle soit, peut être convertie en droit rigoureux, à l’égard des autres nations, dont les aspirations sont tout aussi respectables que les leurs. De là des prétentions qui blessent les étrangers et que le sentiment de la dignité nationale impose le devoir de repousser comme excessives, quelquefois même comme outrageantes. Il n’appartient pas à l’Angleterre, plus qu’à aucune autre puissance, de mesurer à chacun sa part sur les océans, qui sont le domaine commun des nations. D’un autre côté, cet orgueil si porté à s’exagérer lui-même s’allie souvent à des impatiences, à des inquiétudes qui vont jusqu’à prendre les apparences de la faiblesse. C’est l’ordinaire des sentimens extrêmes, et dans la question qui nous occupe il y a des circonstances extérieures qui tendent à produire cet effet. Le demi-siècle qui vient de s’écouler sans avoir vu surgir aucune grande guerre maritime, mais en donnant lieu presque chaque année à quelque entreprise partielle, a imposé aux Anglais des épreuves qu’ils supportent difficilement. Les armemens de paix, qui sont devenus le régime ordinaire, permettent aux puissances moindres que l’Angleterre de s’établir sur un pied qui les rapproche d’elle et fait à la longue oublier les différences qui existent entre les moyens des unes et les ressources de l’autre. L’Angleterre craint alors de voir les distances se combler. Que sera-ce si, comme il est arrivé depuis bientôt cinquante ans, les hasards de la politique fournissent à une rivale des occasions plus fréquentes de faire de ces expéditions de détail qui, à défaut d’autres, fixent l’attention générale, font parler les cent voix de la renommée, habituent les esprits à s’occuper d’une autre marine autant et plus peut-être que de la marine anglaise ?

Sans doute, il existe en Angleterre beaucoup d’hommes assez éclairés pour savoir à quoi s’en tenir sur ce sujet ; mais la réorganisation de la milice en 1852, l’armement des volontaires en 1859, sont des symptômes irrécusables d’un état d’irritation, de défiance, et je ne vois personne qui gagne à ce jeu-là, si ce n’est peut-être les amiraux et les capitaines de vaisseau qui, ayant trouvé le moyen d’être à la fois les agens irresponsables et les maîtres absolus de l’amirauté, exploitent la situation au bénéfice de leur arme. Ceux-là peuvent se glorifier devant leurs camarades des sommes énormes