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tresse un accident du paysage qui lui fit tourner la tête. Au même instant, j’approchai le pistolet de sa tempe et lâchai la détente ; mais ma main tremblait, et je ne fis que la blesser. L’amie s’enfuit en criant, et elle, légèrement atteinte à la tête et étourdie par le coup, tourna plusieurs fois sur elle-même, puis elle se jeta à genoux et me dit : « Pardon ! » d’une voix si pénétrante et si triste que je frissonnai. Je lui répondis cependant par un coup de poignard. L’arme s’enfonça dans le cœur jusqu’au manche : elle tomba raide. Je laissai le couteau dans sa poitrine et courus me dénoncer. Je subis la peine du knout, et me voilà ici pour la vie…

— Ne regrettes-tu pas de l’avoir tuée, et ta conscience ne te fait-elle pas d’amers reproches ?

— Oui, je la regrette, je ne l’oublierai pas tant que je vivrai, et je n’en aimerai jamais une autre. Quant à ma conscience, en tuant ma maîtresse j’ai cru bien agir.

— Mais s’il était possible que, rendue à la vie, elle revînt à toi, tu ne la tuerais plus certainement ?

— Elle a fait de moi d’abord le plus heureux et ensuite le plus malheureux des hommes. Si elle revenait, je la tuerais de nouveau.

— Ainsi tu ne regardes même pas cet acte comme un crime ?

— Quel crime ? Elle m’a ôté le bonheur, je lui ai ôté la vie ; elle est bien plus coupable que moi. »

Il faut que je dise quelques mots de notre village et de l’organisation de notre fabrique. L’établissement d’Ekaterininski-Zavod avait été fondé sous le règne de Catherine II, dont il portait le nom ; sa population se composait des descendans d’anciens déportés. Tous les intérêts du village roulaient autour de la raffinerie, qui produisait par an de deux jusqu’à trois millions de litres d’alcool, et fournissait le pays d’eau-de-vie dans la circonférence d’une à deux mille verstes. Cette raffinerie était affermée à deux riches commerçans du gouvernement de Simbirsk, MM. Orlov et Alexeïev, qui devaient en retirer des profits considérables, puisque, outre le prix du fermage et l’augmentation de paie des forçats, ils se chargeaient de la solde de la garnison et de l’officier (cent un hommes), sans compter les cadeaux plus ou moins obligés et importans qu’ils faisaient à l’inspecteur et aux autres employés du gouvernement. L’inspecteur concédait à peu près la moitié des forçats pour les travaux de la fabrique, en gardant l’autre moitié pour les besoins publics, tels que voirie, construction des édifices, service de la salubrité, etc. Chacun de nous recevait du trésor 3 francs par mois et quatre-vingt-dix livres de blé en grain. Le prix de ce blé, vendu aux villageois devait suffire à notre entretien. Toutefois les fermiers de la fabrique, pour encourager les travailleurs, augmentaient la solde en la portant à 5, 8 et jusqu’à 10 francs par mois ; les ton-