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véracité en perdant sa timidité. Je me représenterais volontiers l’âme sous la forme d’un papillon singulièrement frêle et diaphane, aux ailes ornées de couleurs éclatantes, mais facilement ternies, et c’est ce papillon que la cruelle volupté des sons vient atteindre et froisser en nous. La mélodie le pénètre comme une aiguille d’acier, l’asphyxie sous les parfums qu’il aime à respirer, et l’aveugle dans la lumière où il se plaît à jouer. La musique lui inflige donc une sorte de martyre voluptueux, d’autant plus immoral qu’il est accepté avec bonheur. Loin d’ennoblir et de fortifier l’âme, la musique l’énerve, l’affaiblit, comme une volupté imprudemment répétée affaiblit le corps. Elle fait plus, elle la souille, car, atteignant notre être physique et moral jusque dans ses dernières profondeurs, elle en remue toutes les vases et en fait jaillir autour d’elle toutes les bourbes. Notre âme reçoit pour ainsi dire toutes les éclaboussures de la chair mise en fermentation par la musique. C’est cette fermentation charnelle qui nous donne le change sur la valeur morale de la musique. Parce que toutes les sources de notre vie sont troublées, nous nous croyons plus nobles et meilleurs ; parce que toutes les puissances de notre chair sont soulevées, nous nous croyons plus purs. Nous croyons notre âme plus délivrée du corps au moment même où elle en est plus captive. Voilà l’illusion vraiment infernale que produit la musique.

Lorsqu’Asmodée fut délivré de sa prison de verre par l’étudiant don Cléophas Zambullo, il lui fit contempler en récompense le plus amusant et le plus triste des spectacles. Il enleva sous ses yeux les toitures des maisons de Madrid, et lui montra la vie humaine dans tout son cynisme et dans toute sa laideur. J’ai rêvé fort souvent un autre spectacle bien plus curieux et plus émouvant, bien moins vulgaire surtout que celui-là. Ah ! si quelque ange tout-puissant pouvait ouvrir tous ces crânes et montrer à nu la fermentation à laquelle ces cerveaux sont en proie ! ai-je pensé maintes fois en écoutant quelqu’une des œuvres de la musique moderne. Voilà qui trancherait à jamais la question de savoir, si la musique est un art corrupteur ou un art moralisateur, pour employer le langage du jour. Nous verrions de quelle nature sont les rêves que font toutes ces âmes et vers quels objets est tendue la puissance de leurs désirs. Quel curieux spectacle, plein de brillante et équivoque poésie ! La vraie musique nous paraîtrait celle que rendent toutes ces âmes mises en mouvement par l’orchestre, plus absorbées par leurs rêves que des buveurs d’opium, plus agitées de frénésies passionnées que des derviches tourneurs. Voyez plutôt. Celle-ci s’est comme enivrée des sons ; d’abord elle a bu avec avidité la capiteuse liqueur de l’harmonie, mais au bout de quelques minutes, elle a senti la volonté