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existence que le courtisan de la grande Catherine et de Marie-Antoinette; toutefois il ne le cédait au prince de Ligne en aucune attrayante et généreuse qualité. Il avait comme lui le goût d’une bravoure pleine à la fois de naturel et de coquetterie; comme lui, il pratiquait une politesse conquérante à laquelle les plus rebelles étaient obligés de se soumettre; comme lui enfin, il avait pour ses soldats des entrailles paternelles. Malheureusement il ne possédait point cette légèreté bienheureuse dont une société disparue pour toujours a emporté le secret.

M. de Sennemont en 1830 était au service du roi de Hollande. Quand éclata cette révolution qui déchira en deux parties le royaume des Pays-Bas, il ne voulut ni se faire Hollandais, ni rester sous le nouveau drapeau de la Belgique. Il vint en France, où il fut heureux d’obtenir un grade élevé dans la légion étrangère. La vie de courtisan nomade, que dans un autre siècle peut-être il eût adoptée, répugnait à cette âme intelligente des œuvres fécondes aussi bien que des destructions irréparables de son temps. L’armée d’Afrique le vit venir à elle avec plaisir. Après quelques expéditions, son caractère était apprécié de tous, et une gracieuse popularité environnait sa personne. Ses soldats eux-mêmes l’appelaient « le marquis » en témoignant de sa bonté et de sa bravoure. « As-tu vu comme le marquis a fait courir hier les voltigeurs sur ce petit mamelon? » ou bien : « As-tu vu comme le marquis a fait la grimace en goûtant la soupe des grenadiers? » tels étaient les propos que l’on entendait sans cesse dans la légion.

Ce marquis bien-aimé était loin d’être un jeune homme. Ses cheveux étaient rares, et aucun art ne cherchait à en dissimuler la rareté; mais un charme mélancolique siégeait sur son front dépouillé, tandis qu’une chaude lumière de bienveillance et de douceur éclairait ses yeux, qui n’avaient perdu qu’une seule partie de leur pouvoir. S’ils n’avaient plus le regard qui dit aux femmes: «Suivez-moi dans l’amour et dans le plaisir, » ils avaient toujours le regard qui dit aux hommes : « Suivez-moi dans la gloire et le danger. » Enfin, si le marquis n’était plus fait pour les succès des Richelieu et des Lauzun, il avait tout ce qu’il fallait pour goûter un ordre de précieuses jouissances. Il pouvait dire d’une manière absolue qu’on l’aimait; seulement était-il aimé de tous les êtres dont il désirait l’amour? C’est ce que nous apprendrons.

Le marquis de Sennemont était marié, et sa femme l’avait suivi à Blidah. Il invita le nouvel officier de son régiment à venir partager son dîner dans la maison mauresque qu’il habitait. Le marquis, au bout de quelques heures, comptait Laërte parmi ses admirateurs les plus dévoués, car le privilège de Sennemont était de transformer en réalités les formules banales que nous échangeons dans le cours or-