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tous ces problèmes, qui ne font que grandir au lieu de diminuer, mouvement qui ne fait lui-même que s’accentuer et s’étendre à mesure que le règne se déroule. On ne peut plus rien faire sans les paysans, qui ont leurs prétentions, et sans lesquels on ne peut vraiment exécuter les règlemens d’émancipation ; on ne peut rien faire sans les propriétaires, qui ont assurément le droit de réclamer des compensations, de revendiquer une place dans une situation nouvelle qu’ils contribuent à créer par des sacrifices. De là l’intérêt de ces assemblées de la noblesse qui se sont succédé pendant quelques mois depuis la fin de 1861, qui sont la seule expression ou du moins la plus saisissable, la plus coordonnée des vœux et des besoins d’une portion du pays, et qui ressemblent à une manifestation de vie publique, fort irrégulière et fort traversée, il est vrai, mais réelle. Je n’ignore pas que, pour une partie de la noblesse, ce qu’on nomme le libéralisme n’est que le déguisement de l’ennui, de la déception, de l’amertume d’une dépossession partielle ; il y a ce que j’appelais des libéraux de désespoir. Au fond cependant le mouvement n’en est pas moins sérieux. La noblesse n’est pas seulement poussée par le désir de voir sa position réglée vis-à-vis des classes rurales et de se retrouver dans des conditions moins menaçantes ; elle est aussi poussée à bout par les excès de l’arbitraire administratif. Privée par l’émancipation des avantages exceptionnels de sa classe, du seul privilège bien réel qu’elle possédât, exaspérée par les violences de l’autocratie bureaucratique, et en même temps ayant eu l’occasion de se nourrir des idées libérales de l’Occident, la noblesse s’est trouvée naturellement conduite à chercher son salut dans une transformation plus complète, à s’identifier désormais avec les autres classes, de qui elle n’est plus séparée que par quelques privilèges surannés ou presque ironiques, tels que celui de ne point subir le châtiment corporel, — à saisir enfin toutes les occasions de faire acte de vie. Quel que soit le motif qui l’ait primitivement déterminée, elle n’en est pas moins venue rapidement à s’élever contre la tutelle ombrageuse de la police, à placer la garantie des réformes nécessaires sous l’intervention et le contrôle organisé du pays et à vouloir jouer un rôle politique, non plus comme caste privilégiée, mais comme représentant un des intérêts les plus considérables de la société. C’est ainsi qu’est née cette question de l’assimilation des anciennes classes seigneuriales avec les autres classes par l’égalité des droits, et de la participation du pays tout entier à ses propres affaires. C’est ainsi que les récentes assemblées de la noblesse ont pris une importance toute nouvelle ; elles ont été le reflet vivant, animé, des préoccupations publiques et de cette agitation mystérieuse qui est partout en Russie.

Ce mouvement ne pouvait échapper à la clairvoyance inquiète du