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leurs intérêts. Cette démarche, courageuse et noble au fond, est assurément d’un caractère inusité et quelque peu inconsidéré de la part de fonctionnaires du gouvernement ; mais elle révèle la tension des esprits et ce qu’il y a eu de sérieux dans ces assemblées, qui se sont succédé depuis dans les principales villes de l’empire, à Novgorod, à Saratof, etc., reproduisant la même pensée sous des formes diverses dans leurs adresses. Chose curieuse cependant, et qui est un trait de la vie russe, ces assemblées ont été pendant quelques mois l’événement de l’empire, et les journaux n’ont pu recueillir un écho de cette manifestation d’opinion. Ils ont essayé un instant de se rapprocher de la réalité en discutant théoriquement la question de la noblesse, ils ont été rappelés à l’ordre par le gouvernement. Les journaux ont la liberté de parler de tout d’une façon abstraite, de jouer avec les systèmes les plus avancés ; ils n’ont pu dire un mot de ces assemblées, qui discutaient sous leurs yeux les intérêts les plus vivaces, les plus pressans du pays : si bien qu’un historien futur, à ne chercher les élémens de ses récits que dans ce qui s’est publié en Russie depuis quelques mois, pourrait hardiment nier l’existence même de toute assemblée de la noblesse au printemps de 1862 !

Le malheur du gouvernement est de n’avoir su ni empêcher ni diriger ces manifestations, de ne s’être point placé avec une confiante hardiesse à la tête de ce mouvement, d’avoir cru qu’il suffisait à tout avec dès questionnaires et les vieilles tactiques de la bureaucratie, d’avoir commencé enfin par de l’incertitude pour continuer par de la mauvaise humeur et finir par des coups de répression. Au premier moment, il se bornait à ne rien faire. À l’adresse de Moscou, il ne répondait rien ; il se contentait de témoigner son, ennui en refusant de sanctionner l’élection du nouveau maréchal, M. Voïeïkof, qui pourtant n’était nullement hostile, et en lui préférant son suppléant, le prince Gagarin. À la noblesse de Toula, il répondait avec une laconique aigreur qu’il ne répondrait pas, que la noblesse s’était mêlée de ce qui ne la regardait pas. À Tver, ce fut autre chose. On s’émut extrêmement dans les régions officielles de Pétersbourg de ce qui venait de se passer, et le général Annenkof était aussitôt expédié à Tver avec un détachement de gendarmes. Dans un premier instant d’irritation, on avait eu la pensée d’arrêter les cent douze signataires de l’adresse, puis on craignit un peu le bruit et le scandale ; toute la répression tombait sur les treize juges de paix qui ont été seuls arrêtés et transportés à Pétersbourg, à la forteresse de Petropavlosk, où ils sont encore dans le plus grand secret, attendant d’être jugés par le sénat et menacés de la déportation. Si le gouvernement d’ailleurs, dans cette affaire, voulait