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ne faut pas l’attribuer aux chefs de l’établissement ; elle remonte plus haut, et tient à des causes plus générales qui ont détourné la céramique de sa source et l’entraînent, comme tant d’autres branches de l’art décoratif[1], dans une voie sans issue. Tâchons en quelques mots de bien faire comprendre notre pensée.

La science écrite dans les livres y reste enfouie la plupart du temps ; elle est d’ailleurs insuffisante à qui n’a pas vu pratiquer. En effet, la transmission des moyens et des secrets du métier, de la pratique en un mot, ne s’opère sans altération que par l’intelligence et la main qui démontrent à l’intelligence qui écoute, voit et applique. En abolissant le régime des corporations, la révolution française avait amené une scission complète avec le passé. La plupart des secrets, n’étant plus transmis, se perdirent ; les travaux d’art, interrompus pendant plusieurs années, ne recommencèrent qu’avec peine, à grands frais et sans notions pratiques. Aujourd’hui la facilité à produire, à copier mécaniquement, surexcite encore les caprices de la mode, déjà si grands, et l’anarchie augmenté toujours. A-t-on le temps d’étudier et de comprendre les principes de l’art ? Se doute-t-on seulement qu’il y ait pour l’harmonie des formes, comme pour l’harmonie de la couleur, des lois invariables que la vie d’un homme ne suffit pas à découvrir, s’il n’appelle à son aide toute l’expérience des générations qui l’ont précédé ? Respectant les formes organiques, c’est-à-dire celles qu’a créées la nature, les anciens se contentaient, en céramique par exemple, de varier la couleur, la matière, l’ornementation et la grandeur ; un beau vase est comme une belle statue : sous la variété des attitudes subsiste une forme typique qu’on ne peut ni renverser ni changer. Il en était ainsi jadis de tous les objets d’art. Les bronzes, les armes, les coupes d’argent, d’ivoire et d’or, se transmettaient comme un précieux héritage. Alors les orfèvres d’Athènes, de Rhodes ou de Corinthe s’étaient fait en ce genre une réputation telle que, de tous les pays civilisés, on leur commandait ces armures et ces vases merveilleux dont la description seule nous est parvenue. Aujourd’hui ces objets précieux et uniques, qui faisaient l’orgueil d’une famille, sont remplacés par mille futilités qui coûtent aussi cher, mais qui ne laissent aucun souvenir, et disparaissent sans même qu’on y songe. Meubles, vases, pendules, tout ce luxe bourgeois qui fait frémir la pensée cache sous un aspect d’aisance une misère véritable. Cette profusion d’ornemens et de couleurs prodigués à tort et à travers, cet or qui couvre les plafonds d’un sixième étage étroit et mesquin, ces bronzes en zinc soufflé, tous ces oripeaux enfin ne sont-ils pas sans style

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1861.