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il se prolonge en une trompe flexible, munie d’un doigt mobile et son extrémité remplit les fonctions d’une main.

Rien de plus différent au premier abord que les enveloppes qui recouvrent le corps des mammifères ; au fond, leur nature est identique, ce sont toujours des poils : agglutinés de différentes façons, ils forment les soies du sanglier, les piquans des hérissons et des porcs-épics, les écailles des tatous et des pangolins, les cornes nasales des rhinocéros ou frontales des bœufs, des moutons et des chèvres, les griffes des animaux carnassiers et les sabots des chevaux et enfin les ongles des singes supérieurs, de l’homme. La queue, nulle chez l’homme et les singes anthropomorphes, devient prenante et remplit l’office d’une cinquième main chez les singes d’Amérique, les kinkajous, les sarigues, les caméléons, tandis qu’elle sert de base, de soutien, de véritable pied aux kanguroos et aux gerboises. Un organe ne se caractérise donc pas par son usage, car le même organe remplit les rôles les plus divers, et réciproquement la même fonction peut être accomplie par des organes très différens : ainsi le nez et la queue peuvent remplir l’office de la main ; celle-ci à son tour devient une aile, une rame ou une nageoire. Aussi de Candolle disait-il dans ses cours : « Les oiseaux volent parce qu’ils ont des ailes ; mais un véritable naturaliste ne dira jamais : Les oiseaux ont des ailes pour voler. » La distinction semble puérile : elle est réellement profonde. En effet, l’autruche a des ailes qui ne sauraient la soutenir dans les airs, mais qui accélèrent sa marche ; celles du manchot sont des nageoires, et celles du casoar et de l’apterix de la Nouvelle-Zélande sont si peu développées qu’elles ne servent absolument à rien. Ces faits sont la condamnation des causes finales. Nous voyons en effet que les fonctions sont un résultat et non pas un but. L’animal subit le genre de vie que ses organes lui imposent et se soumet aux imperfections de son organisation. Le naturaliste étudie le jeu de ses appareils, et s’il a le droit d’admirer la perfection du plus grand nombre, il a aussi celui de constater l’imperfection de quelques autres et l’inutilité pratique de ceux qui ne remplissent aucune fonction. Goethe a si bien exprimé ces pensées que le lecteur me saura gré de lui traduire ce fragment d’un entretien qu’il eut avec Eckermann[1] dans la soirée du 20 février 1831. « L’homme, disait-il, est naturellement disposé à se considérer comme le centre et le but de la création et à regarder tous les êtres qui l’entourent comme devant servir à son profit personnel. Il s’empare du règne animal et du règne végétal, les dévore et glorifie le

  1. Gespräche mit Goethe, t. II, p. 282.