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à côté de sa hutte et livre sa gomme à l’Indien, qui la vend ensuite au traitant. S’il coupait les arbres de la forêt pour défricher un champ comme nos agriculteurs d’Europe, quel serait le résultat de son industrie ? Après une lutte pénible contre une végétation fougueuse de plantes ennemies qui germeraient dans chaque sillon, il serait peut-être obligé de s’avouer vaincu, et le produit agricole dû à ses efforts ne remplacerait certainement pas ce que la forêt lui eût donné presque gratuitement. On ne saurait donc reprocher aux Tapuis leur oisiveté, tant qu’ils n’auront pas été entraînés dans ce tourbillon de la civilisation qui met en œuvre toutes les forces de l’homme, tant que le travail qui pousse comme un ressort les populations civilisées de l’Europe et de l’Amérique ne sera pas devenu pour eux comme pour nous une impérieuse nécessité. Avant d’entrer dans le grand engrenage où chaque peuple fait la fonction d’une roue, qu’ils jouissent en paix de leurs dernières années de repos. Cette ère d’activité fébrile, dans laquelle nous sommes entrés depuis longtemps, s’ouvrira également pour eux, comme elle s’est ouverte déjà pour beaucoup de peuples jadis sauvages.

En attendant, ils « vivent de paresse, » et quand ils sont obligés de travailler, ils le font d’une manière tellement paisible qu’on pourrait se demander si vraiment ils sont à l’œuvre. Ils sont surtout curieux à voir quand ils descendent le fleuve dans leurs canots de cèdre. Si le vent est favorable, ils n’ont qu’à se laisser entraîner au fil du courant ; si la brise est contraire, ils n’en savent pas moins se dispenser du travail. Avisant un de ces troncs d’arbres que charrient les eaux, ils vont y amarrer leur canot, qui descend ainsi sans qu’il soit nécessaire d’employer les rames : Que le vent fraîchisse et que les hautes vagues menacent d’engloutir la barque, alors les rameurs indiens, sans se déconcerter, se réfugient au milieu de ces larges prairies flottantes d’herbes cannarana, qui atténuent la force des lames et en régularisent le mouvement ; puis, sans souci de la tempête, ils continuent tranquillement leur route, remorqués par l’énorme tronc de dérive et protégés par l’épaisse couche des herbes arrachées au rivage. Ce calme majestueux que les Indiens apportent dans leur manière de naviguer ne les abandonne à aucun instant de leur vie, jamais, même lorsqu’ils sont exposés à un imminent danger. Ainsi pendant les crues exceptionnelles de l’Amazone, alors que les eaux débordées roulent au-dessus des rives et transforment en marécages le sol des forêts, ils n’en restent pas moins campés à l’endroit qui naguère était le bord du fleuve. Le courant les assiège de toutes parts ; mais ils dédaignent de s’enfuir. Installés sur un tronc d’arbre échoué ou bien sous une espèce de vérandah à peine élevée de quelques centimètres au-dessus de l’eau, ils semblent tout à fait à leur aise et regardent avec assurance la mer jaunâtre