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diverses parties du continent américain, prouvent d’une manière incontestable, par leur exemple et une prospérité relative, que certains blancs peuvent aussi bien que les noirs cultiver le sol des contrées tropicales ; mais ces blancs acclimatés sont originaires de l’Espagne, du Portugal, de Madère, des Açores, des Canaries, et le soleil brûlant de leur pays natal les avait déjà préparés à la température de la zone torride. Probablement aussi des colons venus d’Allemagne, d’Irlande et d’autres contrées du nord de l’Europe pourraient-ils, sans danger pour leur santé, s’adonner à l’agriculture dans le Brésil équatorial et dans les Guyanes, à la condition d’observer une sobriété rigoureuse, de changer complètement leur genre de vie et de prendre des précautions auxquelles ils n’ont jamais été habitués ; mais on ne saurait demander une si profonde science de l’hygiène à des hommes que la misère, exile de leur patrie, et qui, peu de temps avant leur départ, ignoraient peut-être encore s’ils devaient choisir pour leur nouvelle demeure les bords glacés du Saint-Laurent ou les moites forêts de l’Amazone. D’ailleurs toute mise en culture d’un sol vierge est un véritable combat, et la suprême condition de la victoire est, pour les émigrans comme pour les hommes de guerre, de connaître parfaitement le danger auquel ils s’exposent et de préparer leur triomphe par une résolution inébranlable. Que peuvent donc faire ces émigrans abusés qui se laissent conduire ! comme des aveugles là où la mort les attend ? Arrivés à leur destination, ils ont à peine entr’ouvert le sol pour y creuser un sillon, que la terre se referme déjà sur eux et devient leur tombeau. Ainsi, de 350 Allemands qui furent amenés en 1836 dans les régions de l’Amazone, il n’en restait l’année suivante que 90, et vingt ans après M. Avé-Lallemanl, pendant son voyage de 8,000 kilomètres sur les bords de l’Amazone, ne put en rencontrer que 2 : tous les autres avaient disparu. En 1854, une nouvelle tentative d’émigration amena 470 Portugais dans la province de Parà : trois ans après 60 seulement étaient encore en vie, quoique les Portugais soient beaucoup moins exposés que les Allemands à la terrible influence du climat tropical. L’expérience douloureusement acquise est déjà suffisante pour qu’on s’abstienne désormais de détourner le courant de l’émigration, de l’ancien monde vers les plaines basses de l’Amérique tropicale. L’action de l’Europe doit se borner provisoirement à fournir à ces régions des livres et des instituteurs, des machines et des mécaniciens, et non pas des hommes servant de matériaux à la civilisation.

Les véritables colons qu’il faut à ce vaste bassin de l’Amazone, ce ne sont point des Européens que le climat énerve et que la nostalgie tue, ce sont les fils de Tapuis, ces mamalucos qui ne sont pas obligés de subir les dures et si souvent fatales épreuves de l’acclimatation