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l’empire sud-américain, s’il proclamait la liberté de cet immense réseau de mers intérieures, comme on a déjà proclamé la liberté des océans, destinée à produire bientôt celle des détroits ! La révolution que le percement du canal interocéanique de Panama amènerait pour les villes du Pacifique, l’ouverture de l’Amazone l’opérerait aussi pour les populations nombreuses qui habitent les bords du fleuve et les plateaux des Andes. Et ce ne sont pas des centaines de millions qu’il faudrait pour accomplir cette révolution ; un simple mot suffirait !

Si les riverains de l’Amazone brésilien doivent attendre la prospérité matérielle de leur libre communication avec les républiques de l’ouest, c’est à elles également qu’ils doivent demander la solution de ce dur problème de l’esclavage, aujourd’hui si fatal aux progrès du Brésil. Ils ont déjà sur leurs compatriotes des autres parties de l’empire l’avantage inappréciable de posséder un nombre de nègres relativement minime ; plus tard, les relations fréquentes que le commerce ne manquera pas de nouer entre eux et les populations républicaines des Andes auront pour conséquence nécessaire de hâter l’élimination de l’esclavage. En outre, si les bords de l’Amazone ne sont plus habités par les nombreuses tribus qu’Orellana rencontra dans son mémorable voyage, les débris des Tapuis qui existent encore ne sont pas irrévocablement condamnés au massacre, comme semblent l’être dans le reste du Brésil les tribus éparses des Bugres et des Botocudos ; par des croisemens incessans, ces descendans des anciens possesseurs du sol sont attirés peu à peu dans la société civilisée, et dans l’espace de quelques générations émergent de leur abrutissement barbare pour s’élever à la dignité de citoyens. Ce sont là de grands privilèges pour les contrées de l’Amazone. Certes ces régions sont encore bien en retard sur les provinces du littoral au point de vue de la civilisation extérieure : leurs villes ne peuvent se comparer aux puissantes cités de Pernambuco, de Bahia, de Rio-Janeiro ; mais elles ne renferment pas au même degré les germes de désorganisation qui menacent la prospérité du reste de l’empire. Un procès aux redoutables conséquences se plaide sourdement entre le travail libre et le travail esclave dans les profondeurs de la société brésilienne. Que dans ce procès les riverains des Amazones rompent toute solidarité avec leurs compatriotes du sud, qu’ils affranchissent leurs rares esclaves et fassent instruire les Indiens : à ce prix, ils échapperont aux incertitudes de l’avenir et pourront, sans crainte de convulsions sociales, développer les immenses ressources de leur magnifique territoire. Alors seulement ils découvriront dans leurs forêts ce fabuleux Eldorado que tant de conquérans voués à la mort avaient si longtemps et si vainement cherché.


ELISEE RECLUS.