Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/1007

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi bien je ne crois guère aux Manfred qui se drapent dans leur désespoir philosophique ; en réalité, l’énigme de notre destinée ne les empêche pas de rire et de dormir, et si leur tristesse est vraie, c’est qu’ils ont quelque autre maladie qui épanche de ce côté ses humeurs malsaines. Sous le rapport des jouissances, je veux bien encore que notre ignorance nous donne.plus de bénéfice que de perte. Chercher sans trouver, c’est ce qui nous vaut la joie d’être sans cesse occupés à chercher ; d’ailleurs c’est à cela que nous devons ces pensées profondes et troublées qui sont le ravissement du poète, ces arcs-en-ciel faits de larmes et de soleil, comme vous disiez si bien. Mais ce qui m’étonne précisément, c’est que vous ne portiez la cause que devant notre appétit de bonheur. J’ai en moi, j’ai droit d’avoir d’autres besoins, et il me semble que vous traitez bien légèrement la plus noble des tristesses de notre être. Quoi ! voila l’homme qui aspire avec angoisse à connaître sa destinée future, et qui, en dépit de sa volonté, ne peut s’arrêter dans l’indifférence ! S’il l’essaie, les troubles, les vides, les terreurs de son être l’obligent à recommencer. Voilà l’homme qui s’efforce de plonger son regard dans ce monde de la tombe où il a vu descendre les siens, où il descendra lui-même. Le caractère le plus brave n’est pas sûr d’être toujours à l’abri de la peur ; l’intelligence la plus solide, celle qui se suffit le mieux, qui a le plus de force pour braver l’incertitude, et qui se vante le plus haut de ne jamais céder à d’indignes faiblesses, ne peut pas répondre que le lendemain, que pendant la maladie, à la veille de la mort, elle ne sera pas vaincue. Sa bravoure même, qui sait jusqu’à quel point elle est réelle ? En tout cas, laissez faire le temps ; qu’elle se blase sur l’orgueil de se montrer ou de se croire forte, que l’horizon terrestre se rétrécisse, et vous verrez ! le monde est plein de ces exemples ; vous la verrez peut-être fermer les yeux et embrasser la croyance qui se trouvera le plus près d’elle,…oui, sans choix aucun, peu importe laquelle : elle ne regardera pas même autour d’elle pour chercher la meilleure des croyances connues, elle prendra celle qui est là, celle qui lui est déjà connue… Son besoin n’est pas de croire à ceci plutôt qu’à cela, c’est de croire. Ainsi est l’homme : depuis le commencement du monde, il a fallu qu’il crût, il le faudra encore longtemps. Et vous voulez que je sourie en apprenant que cette soif éternellement condamnée à s’assouvir de mensonges, que cette prédestination à d’éternelles superstitions était nécessaire pour procurer à l’homme l’avantage et la jouissance d’être une intelligence toujours en mouvement ! Vous me dites complaisamment que cette ignorance éternellement condamnée à se persuader qu’elle a trouvé ce qu’elle ne doit jamais trouver était après tout la meilleure combinaison possible, et que je dois la tenir pour telle, parce que le doute et la foi avaient chacun son rôle à jouer dans notre développement, parce qu’il fallait d’un côté que beaucoup prissent l’impénétrable nuit pour une glorieuse lumière, afin que chaque époque eût une croyance capable de lui servir de règle, et de l’autre côté que nulle foi ne pût satisfaire entièrement l’esprit humain, afin qu’il y eût toujours des douteurs pour le forcer à imaginer de meilleures superstitions. Eh ! tout cela peut être très vrai, et, je l’avouerai sans peine, je ne conçois pas plus que vous comment l’homme eût pu avoir