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dont personne n’a le droit de revendiquer l’invention. Si au contraire on entend par composition l’attitude, le geste, l’individualité de chaque personnage, et la combinaison, l’arrangement de l’ensemble, la création pittoresque en un mot, alors je ne crains pas d’être aussi décidé, aussi affirmatif que M. Passavant, et je dis que jamais le Pérugin n’a mis au monde et n’a transmis à ses élèves le prototype de cette fresque. Il y a là des qualités de dessinateur et de peintre que jamais il n’a possédées. C’est infiniment plus fort, et, comme dit le docteur Burkhardt, plus florentin que tout ce qu’il a fait. Michel-Ange ne s’y serait pas trompé, et devant ce cénacle jamais il ne se fût permis les plaisanteries peu charitables dont il aimait à poursuivre le vieux peintre de Pérouse. Au lieu de la rondeur banale qu’il reprochait à ses compositions, il eût trouvé dans celle-ci un accent ferme et varié, une jeune et puissante sève, une étude délicate et profonde de la vie et du caractère. Cette personnalité de chaque apôtre, que M. Passavant, avec toute raison, trouve exprimée ici d’une manière si frappante, n’est-ce pas un infaillible indice contre la thèse qu’il soutient? Aussi, je le répète, si quelque chose est pour moi hors de doute dans toutes ces questions obscures, c’est que le maître de Raphaël et du Spagna n’a jamais mis la main pas plus à la composition qu’à l’exécution de la fresque de S. Onofrio.

Qu’est-ce donc alors que cette gravure de Gotha dont M. Passavant invoque le témoignage, et qui, selon lui, semble faite d’après l’œuvre originale du Pérugin? Il faut qu’en terminant je dise un mot de cette énigme.

Il s’agit d’une planche en deux feuilles, qui peut avoir un mètre de longueur sur près d’un demi-mètre de haut, ancienne gravure allemande d’un assez gros travail. Il en existe un exemplaire dans la collection de Gotha; un calque de cet exemplaire est au dépôt des archives de Florence. C’est une sainte cène, et la disposition générale des personnages est en effet conforme à celle de notre fresque. On peut même dire qu’il y a complète ressemblance dans les mouvemens et les gestes principaux; mais là s’arrête l’analogie : sur tout le reste, complète différence. Le fond d’architecture, la table, le couvert, les ornemens, les vêtemens, les draperies, en un mot tous les accessoires sont totalement changés. Il n’y a pas jusqu’aux noms des apôtres, écrits, comme on sait, sur la fresque, en patois du duché d’Urbin et des montagnes de l’Ombrie, qui ne soient ici traduits en latin et inscrits à une autre place. Tout cela n’a pas grande importance, mais, ce qui est plus grave, les physionomies elles-mêmes sont entièrement dénaturées; les expressions sont aussi lourdes, aussi plates, aussi communes qu’elles sont dans la fresque nobles et distinguées. Les chevelures surtout affectent une ampleur et un défaut de style