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sommaire. En insistant, nous avons tenu compte de la valeur des personnes, non de la force des argumens. Et puis, quand l’occasion s’en trouve, n’est-il pas bon de rappeler combien, en matière d’art, la critique a parfois d’étranges partis-pris, combien on s’évertue pour établir des choses cent fois plus difficiles à croire que celles qu’on repousse comme trop incroyables? Par peur de l’extraordinaire et du surnaturel, on se lance dans l’impossible. Ainsi c’est un fait bizarre à coup sûr qu’un grand peintre, même dans sa jeunesse, ait pu peindre dans une grande ville une œuvre considérable sans que nulle part il en soit fait mention; mais ce qui deviendrait un tout autre prodige, ce serait qu’une grande œuvre sortît d’un petit pinceau. Voilà pourtant ce qu’on veut établir comme une solution plus simple et plus naturelle! Que de gens qui n’osent pas croire à l’Évangile, et qui sans hésiter croient aux esprits frappeurs!

Le vrai moyen, nous ne saurions trop le redire, de ne pouvoir douter qu’un maître incomparable a mis la main à cette fresque, c’est de la voir, c’est de sentir au lieu de disserter. Comparez-la aux autres saintes cènes que de grands artistes aussi ont peintes sur mur à Florence, depuis Giotto jusqu’à Andréa del Sarto. Voyez même aux Offices comment Bonifazio, ce Vénitien trop peu connu et si digne de l’être, a traité sur toile ce sujet. Voyez surtout à Ogni-Santi et à San-Marco les deux saintes cènes de Ghirlandaïo. Ce sont des œuvres d’un grand prix, vous y trouvez de vraies beautés, des têtes expressives, sérieuses, recueillies, un certain aspect de grandeur et d’onction; mais que de parties communes, que de faiblesses et d’incohérences! quel dessin hésitant! comme ces mains sont lourdes et à peine indiquées! avec quel soin le peintre évite de faire paraître les pieds nus de ses apôtres! La nappe tombe assez bas pour que le bout des doigts seulement soit visible, tandis que rue Faenza tous les pieds sont à découvert et jusqu’au bas des jambes. Le maître joue franc jeu, et la difficulté est abordée de front. Quelle merveille que ces pieds! Les poses les plus diverses, les raccourcis les plus scabreux, sont exprimés avec un art, un bonheur, une audace vraiment incomparables. Ces pieds, ces mains, ces pieds surtout, ce sont autant de signatures d’une invincible autorité.

Le malheur, c’est que bien peu de gens s’en vont jusqu’à Florence. Les heureux qui voyagent, qui librement laissent là leurs foyers pendant un mois ou deux, sont en si petit nombre! Comment donner aux autres, à ceux qui restent, c’est-à-dire au public, l’idée de ces perfections de dessin et de forme, de ces trois figures juvéniles, si attrayantes et si simples, mêlées avec tant d’art à ces nobles vieillards, de ce beau regard du Christ si tendrement voilé, de ce geste charmant du saint Thomas, qui, tout en se versant à boire,