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double maladie dont on peut dire qu’aucun ouvrage de la même époque n’est absolument exempt, et qui atteint la reine de Navarre elle-même quand elle parle théologie soit en prose, soit en vers, et surtout dans sa correspondance mystique avec l’évêque de Meaux Briçonnet. La prose de l’Heptaméron, quoiqu’un peu délayée, est coulante, facile naturelle, élégante, souvent animée par des saillies fines et d’ingénieuses comparaisons. C’est le langage. de la bonne compagnie française avec la part de hardiesse qu’il comporte encore au XVIe siècle, mais déjà empreint de la grâce facile et délicate qui sera un jour son caractère distinctif.

À ces mérites, le recueil de la reine de Navarre joint celui d’une féconde innovation littéraire. La portion de moralité, de piété, de sentimentalité élégante ou pathétique que l’auteur mêle aux gaillardises traditionnelles des novellieri annonce déjà le genre de composition que Cervantes intitulera en 1612 Nouvelles exemplaires, pour les distinguer des récits égrillards qui jusque-là ont porté ce nom. Au XVIIe siècle, la nouvelle tendra de plus en plus à perdre cette spécialité de libertinage que lui a imprimée Boccace, et qu’elle a gardée plus de deux siècles. La Fontaine ne la maintiendra sur ce terrain qu’en la revêtant d’une parure inaccoutumée depuis les fabliaux, celle du vers. C’est à tort que Voltaire place sur la même ligne, parmi les ouvrages dont La Fontaine est l’heureux imitateur, les contes de Boccace et ceux de la reine de Navarre. Tous les emprunts que le poète fait à l’Heptaméron se bornent à une seule nouvelle, celle de la Servante justifiée. C’est à la vérité une nouvelle grivoise ; mais l’imitateur aiguise encore beaucoup la malice de l’original.

Parmi les compositions romanesques du règne de Louis XIII dont j’ai déjà eu occasion de parler dans une précédente étude, Il y a déjà des nouvelles dégagées de toute couleur licencieuse ou satirique. Par exemple, les plus courts des nombreux romans de l’évêque de Belley, Camus, sont de véritables nouvelles, très édifiantes par l’intention, sinon par l’exécution. Le besoin de réaction contre les interminables romans héroïques du règne de Louis XIV propagera encore le goût de récits plus brefs, mais non moins sérieux ou délicats, qui s’appelleront nouvelles. Si la Princesse de Clèves, par exemple, est encore un roman, la Duchesse de Montpensier, du même auteur, peut certainement être considérée comme une nouvelle. En un mot, ce genre d’ouvrage n’aura bientôt plus d’autre caractère particulier que celui d’être une forme plus restreinte de la narration romanesque, et c’est l’auteur de l’Heptaméron qui, en faisant entrer dans l’ancien moule de la nouvelle une forte dose d’élémens sérieux, délicats ou pathétiques, a préparé cette transformation.


LOUIS DE LOMENIE.