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On connaît maintenant l’histoire de l’homme qu’un étrange hasard venait d’enlever à la tombe. Le fossoyeur cependant tremblait d’avoir commis un sacrilège, parce que, selon une tradition superstitieuse, tout ce que le prêtre a béni et mis en terre doit y rester. Quoi qu’il en soit, le prince Domenti, grâce à l’activité et à l’énergie des soins de son serviteur, commençait à articuler quelques syllabes incohérentes. La première phrase qui s’échappa de ses lèvres fut celle qu’il avait prononcée la dernière à son lit de mort : « De toi j’attends la vie ! » comme si l’âme se fût pour quelques heures seulement absentée du corps.

Grigory ne savait trop que faire de son ressuscité ; il ne pouvait le laisser là, durant la nuit, au clair des étoiles. Quelles précautions prendre ? Par bonheur, le prince, jeune et robuste, recouvra assez promptement l’usage de ses sens et de la parole, et il ne tarda pas à reconnaître son ancien serf.

— Grigor, c’est toi ?

— Oui, seigneur, oui, votre Grigor.

— Pourquoi m’ont-ils mis là ? Où suis-je ?

— Vous le saurez plus tard, quand vous serez guéri.

— Je suis donc malade ?

— Non, un peu de fièvre ; rien, presque rien.

— Mais c’est le cimetière ! s’écria Dimitri avec effroi en promenant ses regards autour de lui ; voici les croix qui se détachent en noir sur le ciel… Ah ! oui, je me rappelle, des cierges, de la musique, des chants d’église ! Ce sont eux, vois-tu, qui m’ont jeté dans ce trou comme un chien ; ce sont eux, les parjures ! Oh ! si je vis !

— Vous vivrez.

— La vie, toi, tu me l’as sauvée deux fois. Va ! je te ferai riche. Eux, ce sont des misérables, des assassins, des Tcherkesses.

Naturellement Grigory ne comprenait rien à ces paroles ; il écoutait néanmoins son ancien maître sans l’interrompre, épiant le moment propice de lui demander ce qu’il y avait à faire. — Où faut-il vous porter ?

Dimitri ne répondit pas ; il leva les yeux vers le ciel, où déjà s’allumaient les étoiles, absorbé dans une idée contre laquelle il semblait lutter. Au bout de trois ou quatre minutes de silence, le fossoyeur renouvela sa question : — Où faut-il vous porter ? Dans votre maison ?

— Oh, non ! s’écria le prince. Écoute, Grigor, emmène-moi dans ton logis ; que tout le monde ignore ce qui s’est passé, sauf toi et ta femme !

— Bien.

— Maintenant aide-moi à marcher.