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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/860

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Dioné, peut-être même une Vénus. Au temps d’Hésiode, elle n’était plus qu’une déesse locale, bonne seulement à figurer dans quelque roman religieux comme celui qui l’a rendue si célèbre. Le sens de son histoire n’est pas douteux. L’homme, grâce à Prométhée, a beaucoup grandi en savoir et en pouvoir. Il s’est, dirions-nous en langage moderne, civilisé à vue d’œil ; mais les passions haineuses, la cupidité, l’impiété inspirée par la confiance orgueilleuse en ses propres forces, les excès commis par l’homme qui ne sait pas encore user rationnellement de sa domination sur la nature, le cortège de maux inséparables d’une civilisation qui se raffine, font qu’il regrettera plus d’une fois l’état antérieur d’ignorance et d’innocence, qui, par comparaison, lui semblera un paradis ; par comparaison, disons-nous, car en réalité ce point de vue est faux. L’homme, avant que la conscience morale fût éveillée en lui, devait être un fort méchant animal. Que l’on pense à la cruauté inconsciente des enfans ! Avant que l’observation et la réflexion lui eussent permis d’améliorer son état matériel, il souffrait en réalité de maux bien pires encore qu’après ses ingénieuses découvertes ; mais, s’il faisait le mal, c’était sans le savoir. S’il souffrait, c’était comme l’animal souffre, sans prévision de la souffrance à venir, sans comparaison réfléchie avec le bien-être antérieur, sans conscience claire de son état. Le mal passé était oublié, en sorte que, quand l’âge de la mémoire fut venu, il sembla à l’homme qu’il n’avait jamais souffert avant de se souvenir. Ceci est une illusion vieille comme le monde, et qui se renouvelle toujours. Vertus et agrémens des vieux âges, qu’on nous vante si fort, que devenez-vous, lorsque des études persévérantes révèlent l’état réel, sans embellissemens poétiques, des générations disparues ?

Toutefois il ne faut pas nier que le progrès de l’homme dans le domaine de la vie physique, s’il n’est pas accompagné d’un progrès moral correspondant, lui est plus nuisible qu’utile, en ce sens qu’il fournit simplement de nouveaux excitans à ses passions, de nouveaux alimens à sa sensualité. La civilisation, c’est alors Pandore la bien nommée, brillante, souriante, tournant les têtes, enivrant les cœurs ; mais que de maux cuisans elle traîne après elle, cette ravissante statue pétrie dans la boue !

Pendant ce temps-là, Prométhée souffre. Son supplice doit durer longtemps. Les Argonautes, en traversant le Pont-Euxin à la recherche de la toison d’or, ont aperçu l’aigle qui se dirigeait vers les montagnes de la côte. Peu après, ils entendirent l’infortuné, à qui la douleur arrachait des cris retentissant au loin dans les solitudes. Cependant la mythologie grecque ne veut pas que Prométhée soit à tout jamais dévoré vif sur son rocher. Le jour viendra où un fils favori de Jupiter tuera l’oiseau vorace et détachera le titan enchaîné.