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Seulement voici ce qui arrive : elle laisse aux grands hommes un rôle moindre dans une société agrandie et développée ; elle diminue même leur prestige dans un milieu où ils n’ont plus le même relief et ne paraissent plus avoir la même taille. Le colosse n’est plus de notre temps, faute de nains. Le chœur est un personnage à proportions croissantes dans le drame des sociétés modernes. Il y a des batailles gagnées, des conquêtes et, je crois même, jusqu’à des découvertes scientifiques sans nom d’auteur. Quant aux ouvrages d’esprit, les plus originaux doivent tout à tous, et je trouve plaisant ce domaine public de s’ériger en propriété, en héritage surtout. L’humanité n’a plus de maîtres, à peine des chefs : voilà le fait.

Cependant il faut noter ici une différence de quelque portée entre l’individualisme et le centralisme, qu’on me passe le mot. Le peuple individualiste aboutit tout d’abord et nécessairement à la liberté politique. Il n’est pas en lui d’obéir à une loi qu’il n’a pas faite lui-même ou par ses représentans ; l’idée qu’il a de sa souveraineté le conduit invinciblement à cette forme ou plutôt à ce fond de gouvernement. Comme il lui en coûte d’obéir, au moins veut-il être le dispensateur de son obéissance, créant lui-même les pouvoirs et concourant aux lois qu’il subit. Il a une objection péremptoire contre les meilleures lois, s’il ne les a point faites, et contre la meilleure politique, dès qu’elle lui est imposée. Bref, il aime la liberté pour elle-même et n’aime rien sans elle. Quant au peuple centraliste, encore qu’il aspire à la liberté, il est susceptible, chemin faisant, de quelque distraction. Ce goût de justice et de grandeur morale dont il est possédé est surtout l’impatience et le dégoût des gouvernemens iniques ou simplement défectueux, vulgaires, par où il arrive à tolérer les gouvernemens qui ne se détournent pas des grandes vues et des grandes choses, encore que la liberté n’y ait pas toute sa place, et à les supporter plus ou moins longtemps pour ce seul mérite.

Reste une question délicate, scabreuse. Quelle est la meilleure à tout prendre de la tendance anglo-saxonne ou de la tendance latine, telles qu’on vient de les caractériser ? Rien n’est moins clair, quelque soit à cet égard le préjugé, que je tiens d’ailleurs pour très généreux et très opportun. Être libre comme l’entend l’Anglo-Saxon, c’est n’obéir qu’à soi-même, c’est s’affirmer soi-même et tout entier, y compris l’égoïsme. Être centralisé et gouverné ainsi que les races latines y consentent, c’est obéir à la règle, à la loi morale, c’est prendre hors de soi son idéal et son impulsion.

Il n’est pas de peuple ainsi fait qu’on y obéisse, chacun et dans chaque cas particulier, spontanément, aux préceptes du droit. Une telle supériorité n’existe pas d’un peuple sur un autre, ce n’est point là ce que nous entendons par le goût du droit inné chez un peuple. Il peut arriver cependant qu’une race n’ait pas d’objection absolue