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que penser, et qu’elle est par conséquent incapable de mouvoir le corps, l’action de mouvoir impliquant un rapport avec l’étendue, et l’âme ne pouvant avoir avec l’étendue aucun rapport effectif et naturel, nous comprenons à merveille les réclamations de Gassendi, de Molière,[1] et de tous les hommes de bon sens. La théorie de Descarteis était tellement contraire aux données de l’observation que lui-même, qui était un observateur du premier ordre, l’a démentie plus d’une fois. Quoi de plus fort que cet aveu qui se trouve au beau milieu du Discours de la méthode ? « Je suis conjoint à mon corps très étroitement, dit Descartes, et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui. » Impossible de dire mieux ; mais le bon sens de Descartes fait ici la guerre à son système. L’observateur contredit le géomètre.

Autre contradiction. On sait que Descartes, parmi les recherches d’anatomie qui ne cessèrent de l’occuper toute sa vie[2], essaya de déterminer le siège de l’âme, et crut l’avoir trouvé dans une certaine glande située entre les deux hémisphères du cerveau. C’est là le centre d’où partent et où reviennent sans cesse les esprits animaux, ces messagers rapides qui courent dans les nerfs comme dans de petits tuyaux d’orgue, et qui, à leur passage dans la glande pinéale, y reçoivent l’action de l’âme : action très bornée au surplus, car l’âme peut bien modifier le cours des esprits animaux, mais elle est hors d’état de leur donner la plus petite quantité de mouvement, Au lieu de rire avec Voltaire de la glande pinéale et du corps calleux, il vaut mieux peut-être savoir gré à Descartes d’avoir fait à l’expérience quelques concessions, tout insuffisantes qu’elles soient, car au fond sa théorie ne lui en permettait aucune. L’âme, n’étant que pensée, ne peut avoir de siège dans le corps ; elle ne peut pas plus diriger le mouvement que le créer. Son union avec le corps est donc inintelligible et impossible.

Il serait injuste d’imputer de telles aberrations à la sage école écossaise et au spiritualisme de Jouffroy. Je n’oserais pourtant pas dire qu’on n’y retrouve pas quelque chose des habitudes d’esprit imprimées par Descartes à la philosophie moderne. Jouffroy en particulier est tellement préoccupé de distinguer la psychologie de son envahissante voisine, la physiologie, qu’il tend quelque peu à les séparer plus que de raison. Le sentiment profond de leurs différences lui ôte quelquefois la vue claire de leurs points de contact. Et certes, si on considère avec lui l’âme humaine dans cet état rare et particulier où, repliée en elle-même, elle oublie la nature et son corps pour s’ensevelir dans une méditation profonde ; si en face d’un tel

  1. Dans les Femmes savantes, acte Ier, scène Ire ; acte II, scène VII ; acte IV, scène II.
  2. Voyez le chapitre intitulé Descartes médecin dans le livre de M. Albert Lemoine : l’Ame et le Corps, p. 295.