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c’est de là qu’il partit, poussé par son protecteur, pour être d’abord précepteur dans une famille, puis attaché au duc de Chartres, bientôt duc d’Orléans et plus tard régent de France. Quant au goût qu’il inspira au jeune prince, et qui servit si bien son ambition, il s’explique moins sans doute par des complicités honteuses ou des leçons licencieuses que par l’ascendant d’un esprit souple et habile. Il est difficile d’admettre que la Palatine, cette rude Allemande qui se désolait des précoces débauches de son fils, eût écrit à Dubois dans les termes où elle lui écrivait, comme le montrent les lettres publiées par M. de Seilhac, si elle eût vu en lui le corrupteur ou seulement le complaisant des excès du jeune duc. Il est vrai que la Palatine, elle aussi, appelait plus tard Dubois un diable et un coquin bon à pendre; mais c’était lorsque l’abbé avait aidé à ce qu’elle considérait comme une mésalliance, au mariage du duc de Chartres avec Mlle de Blois, fille de Mme de Montespan ; c’était aussi lorsque Dubois, comme ministre, violait le secret des lettres qu’elle écrivait en Allemagne. Dans les premiers temps, elle ne lui témoignait que de la confiance et de l’amitié. Rien au reste n’était plus ingrat que ce rôle de précepteur confié à Dubois vis-à-vis d’un tel prince : il avait affaire à un naturel qui aspirait en quelque sorte toutes les corruptions de son temps et échappait à toute direction. Tout ce qu’on peut dire, c’est que s’il ne favorisa pas les inclinations de ce naturel, Dubois ne réussit pas à les refouler ou à les modérer; il s’accommoda avec elles, et en ce sens il en parut le complice; il en profita même, grandissant par l’élévation du duc d’Orléans à la régence, et devenant successivement secrétaire des conseils du roi, négociateur mêlé aux plus grandes affaires, premier ministre, archevêque de Cambrai à la place même où avait été Fénelon, cardinal et membre de l’Académie française!

Une fois entré dans la politique par la régence du duc d’Orléans et voyant s’ouvrir devant lui cet horizon nouveau, l’abbé Dubois n’était point homme à s’arrêter, et comme, à défaut d’une élévation morale peu commune de son temps, il avait une souple et fertile activité au service d’une ambition stimulée par ses succès mêmes, il se trouva prêt à tout, mettant la main aux finances, aux querelles intérieures du jansénisme, surtout d’abord aux négociations diplomatiques, qui ne furent jamais plus difficiles et plus troublées que dans les années qui suivirent le traité d’Utrecht. La fortune jetait en ce moment sur la scène publique deux hommes d’une origine également obscure, et parvenus tous deux, dans des pays différens, aux premières dignités de l’état et de l’église, Alberoni et Dubois : l’un, fils d’un jardinier de Plaisance, imagination ardente et rusée, voyant les complications de l’Europe, ne se faisant nul scrupule d’allumer des incendies, et cherchant dans la confusion à refaire la grandeur de l’Espagne en choisissant pour champ de bataille l’Italie, comme s’il eût eu dans les conditions du temps l’idée vague et prématurée d’un certain affranchissement de son pays natal; l’autre, fils d’un médecin de Brives, moins hardi et moins fécond en conceptions extrêmes, mais d’un esprit sagace, mesuré, quoique résolu aussi dans ses vues, tenant tête à son bouillant émule d’Espagne en démasquant les plans d’agitation qu’il ourdissait jusqu’en France contre le régent, et faisant face à ses tentatives de perturbation européenne avec autant de sang-froid que de vigueur, au risque de séparer momentanément