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une action si pénétrante ; mais Florence et Venise, à d’autres titres que Rome, possèdent incontestablement aussi une magie souveraine. Sous le prétexte d’étudier la vie de Jean de Bologne ou de Douai, un de nos compatriotes, M. Fouques de Vagnonville, est plongé depuis dix ou quinze ans dans les archives florentines, et voici M. Baschet, qui, parti un beau jour pour Venise avec une de ces missions littéraires[1] auxquelles nous devons en France plus d’un curieux livre, s’est fait captif pour une dizaine d’années, et, revenu aujourd’hui les mains pleines d’instructions et de relations inédites, apporte dans la publication de ces précieux documens la même ardeur que dans ses recherches, n’est vrai qu’il s’agit de la renaissance et de toutes les gloires les plus éclatantes de cette époque brillante entre toutes, le xvi, siècle italien.

On a dit du XVIe siècle qu’il ressemble à une riche étoffe d’argent et d’or que le sang a souillée. Sous la vive lumière de la renaissance et les derniers feux du moyen âge, tout s’y montre en relief, vertus et vices, grandes qualités et défauts bizarres, ardeur intellectuelle ou religieuse, cruauté sensuelle, insatiable volupté. Il n’y a pas alors, comme au XVIIe et même au XVIIIe siècle, une cour ou une nation unique donnant le ton à toutes les cours ou à l’esprit public en Europe ; cette personne fictive, mais puissante, que les temps modernes ont créée sous le nom de l’état, ne courbait pas encore les volontés particulières sous le joug souvent oppressif de l’égalité administrative ; cet autre empire non moins efficace qu’exercèrent aux deux siècles suivans la société des femmes, la conversation et les salons, était encore absolument inconnu. Tout caractère faible restait infécond ou était étouffé ; mais aussi, comme dans une forêt inculte sous le tropique, toute plante vivace, au détriment des autres, y grandissait au-delà de la commune mesure dans une sauvage liberté. Le mépris de la vie humaine et l’impunité du vice y favorisaient chez quelques-uns l’essor de la passion et de la force, et peu de périodes dans l’histoire de l’humanité, sinon peut-être les siècles de l’empire romain, avaient offert, avec un tel effort d’affranchissement et un élan si irrésistible vers un avenir inconnu, une telle facilité aux natures violentes ou énergiques pour se développer sans autre gêne que la violence ou l’énergie de quelques natures rivales.

Avec les Médicis et les Borgia, avec ses artistes et ses poètes, l’Italie a certainement été une des plus brillantes arènes où le génie du XVIe siècle se soit déployé avec tous ses contrastes. De plus, grâce sans doute à l’héritage de saine raison et de droit sens que lui avait légué l’ancienne Rome, l’Italie avait eu des politiques et des diplomates qui s’étaient faits les observateurs curieux de tout le siècle, et dont les rapports, écrits en présence même d’une scène si attachante et si diverse, ont été conservés. Telles sont les fameuses relazioni que chaque ambassadeur devait lire, au retour de sa légation, devant le sénat de Venise. On,sait quelles étaient la puissance et la réputation de Venise au XVIe siècle ; on en trouve de nouvelles et singulières preuves dans les écrits de Guichardin récemment publiés, et dans le savant commentaire que vient d’en donner M. Eugène Benoist[2]. À l’intérieur,

  1. M. Baschet en a consigné les premiers résultats dans les Archives de la sérénissime république de Venise, Souvenirs d’une mission. (Paris 1857.)
  2. Guichardin politique et homme d’état, l vol. in-8o. Durand, 1862.