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vient de détruire cinq armées avec une troupe de va-nu-pieds héroïques, et rend compte à son gouvernement de ses victoires avec des fautes d’orthographe et de français. Il devient maître, se proclame le représentant de la révolution, déclare que « la carrière est ouverte aux talens, » et lance les autres avec lui dans les entreprises. Ils le suivent, parce qu’il y a de la gloire et surtout de l’avancement à gagner. « Deux officiers, dit Stendahl, commandaient une batterie à Talavera ; un boulet arrive qui renverse le capitaine. — Bon ! dit le lieutenant, voilà François tué, c’est moi qui serai capitaine. — Pas encore, dit François, qui n’avait été qu’étourdi et qui se relève. » Ces deux hommes n’étaient point ennemis ni méchans, au contraire compagnons et camarades ; mais le lieutenant voulait monter en grade. Voilà le sentiment qui a fourni des hommes aux exploits et aux carnages de l’empire, qui a fait la révolution de 1830, et qui aujourd’hui, dans cette énorme démocratie étouffante, contraint les gens à faire assaut d’intrigues et de travail, de génie et de bassesses, pour sortir de leur condition primitive et pour se hausser jusqu’aux sommets dont la possession est livrée à leur concurrence ou promise à leur labeur. Le personnage régnant aujourd’hui n’est plus l’homme de salon, dont la place est assise et la fortune faite, élégant et insouciant, qui n’a d’autre emploi que de s’amuser et de plaire, qui aime à causer, qui est galant, qui passe sa vie en conversations avec des femmes parées, parmi des devoirs de société et les plaisirs du monde ; c’est l’homme en habit noir, qui travaille seul dans sa chambre ou court en fiacre pour se faire des amis et des protecteurs, souvent envieux, déclassé par nature, quelquefois résigné, jamais satisfait, mais fécond en inventions, prodigue de sa peine, et qui trouve l’image de ses souillures et de sa force dans le théâtre de Victor Hugo et dans le roman de Balzac[1].

Il a d’autres soucis, et de plus grands. En même temps que l’état de la société humaine, la forme de l’esprit humain a changé. Elle a changé par un développement naturel et irrésistible, comme une fleur qui devient fruit, comme un fruit qui devient graine. L’esprit recommence l’évolution qu’il a déjà faite à Alexandrie, non pas, comme alors, au milieu d’un air délétère, dans la dégradation universelle des hommes asservis, dans la décadence croissante d’une société qui se dissout, parmi les angoisses du désespoir et les fumées du rêve, mais au sein d’un air qui s’épure, parmi les progrès visibles d’une société qui s’améliore et l’ennoblissement général des hommes relevés et affranchis, au milieu des plus fières espérances, dans la

  1. Comparez, pour sentir ce contraste, Gil Blas et Ruy Blas, le paysan parvenu de Marivaux et Julien Sorel de Stendhal.