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était trop littérale et leur jugement trop arrêté. C’est justement avec ces facultés qu’ils créent un nouveau genre, qui par des milliers de rejetons pullule encore aujourd’hui avec une abondance telle que les talens s’y comptent par centaines, et qu’on ne peut le comparer pour la sève originale et nationale qu’à la peinture du grand siècle des Hollandais. Réaliste et morale, voilà ses deux traits. Ils sont à cent lieues de la grande imagination qui crée ou transforme, telle qu’elle apparut à la renaissance ou au XVIIe siècle, dans les âges héroïques ou nobles. Ils renoncent à l’invention libre ; ils s’astreignent à l’exactitude scrupuleuse. Ils peignent avec un détail infini les costumes et les lieux sans y rien changer. Ils marquent les petites nuances du langage ; ils n’ont point dégoût des vulgarités ni des platitudes. Leurs renseignemens sont authentiques et précis. Bref, ils écrivent en bourgeois et pour des bourgeois, c’est-à-dire pour des gens rangés, enfermés dans une profession, dont l’imagination vit à terre et regarde les choses à la loupe, incapables de rien goûter franchement en fait de peinture, sinon des intérieurs et des trompe-l’œil. Demandez à une cuisinière quel tableau elle préfère au musée ; elle vous montrera une cuisine où les casseroles sont si bien faites qu’on est tenté d’y tremper la soupe. Cependant par-delà cette inclination, qui aujourd’hui est européenne, ils ont un besoin particulier, qui chez eux est national et remonte au siècle précédent : ils veulent que le roman contribue comme le reste à leur grande œuvre, l’amélioration de l’homme et de la société. Ils lui demandent la glorification de la vertu et la flagellation du vice. Ils l’envoient dans tous les recoins de la société civile et dans tous les événemens de l’histoire privée à la recherche de documens et d’expédiens pour apprendre de lui le moyen de remédier aux abus, de soulager les misères, de prévenir les tentations. Ils font de lui un instrument d’enquête, d’éducation et de morale. Singulière œuvre, qui dans toute l’histoire n’a point sa pareille, parce que dans toute l’histoire il n’y a pas eu de société pareille, et qui, médiocre pour les amateurs du beau, admirable pour les amateurs de l’utile, offre dans l’innombrable variété de ses peintures et dans la fixité invariable de son esprit le tableau de la seule démocratie qui sache se contenir, se gouverner et se réformer !


IV

À côté de ce développement, il y en avait un autre, et en même temps que l’histoire la philosophie entrait dans la littérature pour l’agrandir et l’altérer. On l’y trouvait partout, à l’entrée comme au centre. À l’entrée, elle avait implanté l’esthétique : chaque poète