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que l’homme était bon et la société mauvaise, et qu’il n’y avait qu’à supprimer les institutions établies pour faire de la terre « un paradis. » Il devint républicain, communiste, prêcha la fraternité, l’amour, même l’abstinence des viandes, et comme moyens l’abolition des rois, des prêtres et de Dieu[1]. Jugez de l’indignation que de telles idées soulevèrent dans une société si obstinément attachée à l’ordre établi, si intolérante, où, par-dessus les instincts conservateurs et religieux, le cant parlait en maître. Il fut chassé de l’université. Son père refusa de le voir ; le chancelier, par un décret, lui ôta la tutelle de ses deux enfans à titre d’indigne ; à la fin, il fut obligé de quitter l’Angleterre. J’ai oublié de dire qu’à dix-huit ans il avait épousé une jeune fille du peuple, qu’ils s’étaient séparés, qu’elle s’était tuée, qu’il avait miné sa santé à force d’exaltations et d’angoisses[2], et que jusqu’à la fin de sa vie il fut nerveux ou malade. N’est-ce point là une vraie vie de poète ? Les yeux fixés sur les apparitions magnifiques dont il peuplait l’espace, il marchait à travers le monde, sans voir la route, trébuchant sur les pierres du chemin. Cette connaissance des hommes que la plupart des poètes ont en commun avec les romanciers, il ne l’avait pas. On n’a guère vu d’esprit dont la pensée planât plus haut et plus loin des choses réelles. Quand il a tenté de faire des hommes et des événemens, dans la Reine Mab, dans Alastor, dans la Révolte de l’Islam, dans Prométhée, il n’a produit que des fantômes sans substance. Une seule fois, dans Béatrix Cenci, il a ranimé une figure vivante digne de Webster et du vieux Ford, mais malgré lui, et parce que les sentimens y étaient tellement inouïs et tendus qu’ils s’accommodaient à ses conceptions surhumaines. Partout ailleurs son monde est au-delà du nôtre. Les lois de la vie y sont suspendues ou transformées. On y vogue entre ciel et terre, dans l’abstraction, le rêve et le symbole ; les êtres y flottent comme ces figures fantastiques qu’on aperçoit dans les nuages, et qui tour à tour ondoient et se déforment capricieusement dans leur robe de neige et d’or.

Pour les âmes ainsi faites, la grande consolation, c’est la nature. Elles sont trop finement sensibles pour trouver une distraction dans le spectacle et la peinture des passions humaines[3]. » Shelley s’en écartait instinctivement ; » cette vue « rouvrait ses propres blessures. » Il se trouvait mieux dans les bois, au bord de la mer, en

  1. Queen Mab et notes. À Oxford, il avait publié une brochure « sur la nécessité de l’athéisme. »
  2. Quelque temps avant sa mort, à vingt-neuf ans, il disait : « Si je mourais maintenant, j’aurais vécu autant que mon père. »
  3. Tome IV, page 53, notes de mistress Shelley. — Voyez un excellent article sur Shelley dans le National Review, octobre 1856.