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des jeunes romanciers est peu féconde, dit-on : je le veux bien ; mais c’est qu’à leurs yeux la fable importe peu. Ce qui importe, c’est l’interprétation nouvelle qu’ils cherchent à en donner. Là est pour l’esprit la véritable création bien plutôt que dans la combinaison plus ou moins ingénieuse des événemens. Que prouvent les faits en littérature ? Absolument rien. L’étude d’un caractère s’accommode bien mieux des rencontres banales, mais logiques de la vie ordinaire que des accidens imprévus d’une existence aventureuse. Il y a là plus de vérité, comme aussi plus de certitude. L’intérêt qui manque à l’agencement du récit, c’est à la nature morale des personnages qu’on le demande ; la variété des épisodes est remplacée par la subtilité des observations psychologiques, Où sont les modèles de ces personnages ? où vit le sujet de ces observations ? Il ne faut pas chercher bien loin. Le plus souvent c’est de l’auteur lui-même qu’il s’agit, soit qu’il raconte simplement ce qu’il a éprouvé, soit qu’il se place gratuitement dans une situation caressée par ses rêves. D’ailleurs cette part de plus en plus personnelle que les jeunes écrivains prennent à leurs récits, elle est encore plus instinctive que voulue, elle est presque obligée. On a coutume d’attribuer uniquement cet excès de personnalité à la jeunesse des romanciers, qui se hâtent de décrire ce qu’ils connaissent le mieux, ce qu’ils ont le mieux observé, c’est-à-dire eux-mêmes ; mais il est à cette tendance une raison plus générale, qui d’ailleurs contribue à expliquer l’espèce de malaise où vivent aujourd’hui certaines choses de la pensée : c’est la marche des affaires, l’état social en un mot.

Est-ce trop dire ? Ce qui est certain, c’est que, pour l’éducation qui fait l’homme et aussi l’écrivain, l’expérience et l’enseignement du passé ne suffisent pas. Ils peuvent être nos guides, mais les accidens du présent auront seuls une autorité supérieure. Or où le chercher, cet enseignement actuel, sinon dans la littérature, qui est l’expression intellectuelle et morale de la société ? Mais toute littérature, quelle qu’elle soit, ne saurait vivre sans l’affirmation d’une loi générale qui nous gouverne, ni prospérer sans la poursuite d’un certain idéal. La littérature du XVIIIe siècle, qu’on a tant accusée, est une preuve éclatante de cette vérité. Aujourd’hui c’est l’étude de la réalité qui préoccupe nos jeunes écrivains. Y a-t-il là un de ces principes de vie qui suffisent à donner à une littérature l’originalité et la puissance ? Nous osons en douter. Certainement ce n’est pas là qu’il faut chercher l’unité d’inspiration, l’unité d’idéal, la force en un mot qui seule relie les œuvres d’imagination en un de ces ensembles imposans où la postérité reconnaît la littérature d’une époque. Du moins (et c’est là le point délicat à saisir) faudrait-il interpréter la réalité comme le voulait Goethe, qui ne fut un si grand écrivain que parce qu’il était avant tout un grand critique, et qu’il ne sacrifiait aucun de ses principes d’art à la fantaisie même qui l’emportait. Dans ses célèbres entretiens avec Eckermann, dans ces causeries brillantes et fécondes rendues accessibles au public français par une traduction récente, Goethe s’écriait : « Qu’on ne me dise pas que la réalité manque d’intérêt poétique ! C’est avec elle, précisément que le poète se manifeste, à la condition toutefois qu’il ait assez d’esprit pour discerner dans un sujet vulgaire un côté intéressant. La réalité fournira les motifs, les