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prit dans laquelle le peuple tout entier s’approcha du scrutin au 24 avril avait survécu à des circonstances toutes passagères, cette disposition, fortifiée par l’expérience, aurait à coup sûr exercé sur les destinées politiques et sur le génie même de la nation une très heureuse influence. Un grand peuple immolant ses répugnances à ses devoirs et reprenant tout à coup la direction de ses propres affaires pour se dévouer à cette gestion laborieuse, le self government se substituant par un acte réfléchi de virilité politique à cette centralisation administrative dont les racines se perdent dans les profondeurs de notre histoire, c’eût été là un spectacle d’une grandeur originale; et lorsqu’en remontant vers ces jours tumultueux, que devaient suivre des jours si ternes, l’on place par la pensée une pareille perspective en regard des événemens accomplis, il n’est pas un cœur généreux qui ne regrette de l’avoir vue s’évanouir en quelques mois. Une telle épreuve valait la peine d’être poussée jusqu’au bout; mais il n’y avait guère d’illusions à entretenir sur l’issue définitive, la nation répugnant profondément à l’expérience à laquelle les hommes politiques se prêtaient alors pour leur compte avec un incontestable bon vouloir. Quoique nul ne soupçonnât encore le scrutin révélateur du 10 décembre, l’on pouvait déjà pressentir que l’obstacle permanent à la république serait le suffrage universel, élevé par ses inventeurs avec une dogmatique infatuation à la hauteur d’un droit naturel et sacré.

Derrière les masses ouvrières, qui, depuis le 24 février, pouvaient se croire le même droit à gouverner la France que la plèbe romaine à régir l’univers vaincu, se tenaient dans une attitude d’observation narquoise ces vingt millions de travailleurs ruraux qui, le fer à la main, fécondent le sol de la patrie ou en défendent les frontières, et dont il fallait bien finir par demander l’avis, si contrariés qu’en pussent être les agitateurs de la place de Grève. Pour les fils de Jacques Bonhomme qui ont passé leur vie durant une longue suite de générations ou à courir sus aux ennemis des rois ou à brûler les manoirs des seigneurs, pour les populations élevées sous le chaume ou sous la tente, dont l’existence se compose de privations rigoureuses et la poésie de souvenirs militaires, il n’y a pas de milieu entre l’anarchie et la forte discipline maintenue par la prépondérance du pouvoir. Il n’aurait donc pas fallu une bien grande dose de sagacité pour deviner qu’elles ne prêteraient jamais au jeu régulier des institutions républicaines ce concours quasi quotidien que celles-ci rencontrent aux États-Unis, et qui en est la condition nécessaire. L’on aurait pu déjà pressentir que, selon la prédominance exercée sur elles par leurs bons ou par leurs mauvais instincts, ces masses demeureraient ballottées entre leurs aspirations monarchiques et les tendances socialistes.