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amenée, non sans peine : des canons rayés de 100, de 200 même, des mortiers de 13 pouces s’apprêtaient à battre la place. Quatorze batteries avaient été construites, armées et approvisionnées. Si le feu n’était pas encore ouvert, c’est qu’on voulait qu’il le fût partout à la fois, et pour cela on attendait qu’il ne manquât plus rien aux préparatifs. On n’avait pas résisté toutefois au désir d’essayer les canons de 200. Ces énormes pièces se manœuvraient avec une aisance incroyable. Quatre hommes suffisaient pour les charger et les pointer sans plus de difficulté que nos anciens canons de 24. À trois milles de distance, leur tir était d’une justesse admirable. Un jour une de ces grosses pièces eut une sorte de duel avec une pièce rayée un peu moins forte, placée sur un des bastions de York-Town. Les curieux de notre côté montaient sur le parapet pour voir où portait chaque coup ; puis, pendant qu’on se communiquait mutuellement ses observations, l’homme de faction prévenait que l’ennemi tirait à son tour ; mais la distance était si grande qu’entre le coup et l’arrivée du projectile tout le monde avait le temps de descendre sans se presser et de se mettre à l’abri du parapet. Cependant telle était la justesse du tir qu’on était sur de voir passer l’énorme projectile à l’endroit même où le groupe des observateurs était un instant auparavant ; puis il allait frapper la terre à 50 mètres en arrière, son appareil percutant agissait, et il éclatait en lançant en l’air une gerbe de terre aussi haute que le jet d’eau de Saint-Cloud.

Ces expériences d’artillerie, si nouvelles et si curieuses, n’étaient point la seule particularité intéressante de ce siège. En 1781, York-Town avait été assiégé par les armées combinées de France et d’Amérique, sous Washington et Rochambeau, et cette opération de guerre s’était terminée par la capitulation célèbre qui avait assuré l’indépendance des États-Unis. Nous retrouvions à chaque pas les traces de ce premier siège. Ici, dans cette vieille masure, La Fayette avait son quartier-général ; là commençaient les tranchées françaises ; là campaient le régiment de Bourbon et celui de Saintonge. Ailleurs apparaissaient des retranchemens encore visibles, élevés par les soldats de Rochambeau, mais sur lesquels la végétation puissante de cette contrée presque tropicale avait repris son empire. Plus loin on nous montrait la maison habitée par les deux généraux en chef. C’était derrière ces mêmes fortifications de York-Town que Cornwallis et les Anglais avaient si longtemps résisté aux assauts des troupes alliées. C’était sur ces remparts qu’avait été scellée du sang de nos soldats une alliance qui ne s’était jamais démentie jusqu’ici et à laquelle les États-Unis avaient dû leur prospérité et leur grandeur. À part l’émotion avec laquelle se retrouvent ainsi au loin les souvenirs de gloire nationale, à part l’intérêt avec lequel je recher-