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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/919

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coup pire qu’il n’est. Walter Scott écrit de prime saut, après avoir lu Childe Harold: « Poème de grand mérite, mais qui ne donne pas une bonne opinion du cœur ni de la morale de l’écrivain. Le vice devrait être un peu plus modeste, et il faut une impudence presque aussi grande que les talens du noble lord pour demander gravement qu’on le plaigne de l’ennui et du dégoût qu’il a gagnés dans la compagnie de ses compagnons de table et de ses maîtresses. Il y a aussi une vanité monstrueuse à nous apprendre, à nous petites gens, que nos petits scrupules surannés et nos préceptes de tempérance ne sont pas dignes de son attention. » Voilà les sentimens qu’il excitait dans toutes les classes respectables; il s’y complaisait et faisait pis, donnant à entendre que, dans ses aventures d’Orient, il avait osé bien des choses, et ne s’indignant point quand on le confondait avec ses héros. Un jour il dit : « Je serais curieux d’éprouver les sensations qu’un homme doit avoir quand il vient de commettre un assassinat.» Un autre jour il écrit sur son journal : « Hobhouse m’a rapporté un singulier bruit, que je suis le vrai Conrad, le véritable corsaire, et qu’une partie de mes voyages se sont accomplis sans témoins. Hum! les gens quelquefois touchent près de la vérité, mais jamais toute la vérité. Hobhouse ne sait pas à quoi j’étais occupé l’année après qu’il a quitté le Levant. Ni lui, ni personne, — ni, — ni, — ni. — Pourtant c’est un mensonge[1] ;... mais je n’aime pas ces mensonges qui ressemblent à la vérité. » Dangereuses paroles qui se retournaient contre lui comme un poignard; mais il aimait le danger, le danger mortel, et ne se trouvait à son aise qu’en voyant se hérisser autour de lui les pointes de toutes les colères. Seul contre tous, contre une société armée, debout, invincible, même au bon sens, même à la conscience, c’est alors qu’il ressentait dans tous ses nerfs tendus la sensation grandiose et terrible vers laquelle involontairement tout son être se portait.

Une dernière imprudence déchaîna l’attaque. Tant qu’il était garçon, on avait pu excuser ses excès par cette fougue du tempérament trop fort qui souvent révolte les jeunes gens de ce pays contre le bon goût et la règle; mais le mariage les range, et c’est le mariage qui acheva de déranger celui-ci. Il se trouva que sa femme était une vertu, « sorte de modèle » cité pour tel, « créature de la règle » correcte et sèche, incapable de faillir et de pardonner. « Cela est bien drôle, disait son domestique Fletchter, je n’ai jamais connu de dame qui ne sût mener mylord, excepté mylady. » Elle le crut fou et le fit examiner par les médecins. Ayant appris qu’il avait sa raison, elle le quitta, revint dans sa famille, et refusa de jamais le re-

  1. Il y a ici une citation de Macbeth que je traduis par un équivalent.