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des accidens, et que les hommes pâlissent — de la crainte que leurs propres jugemens n’éclatent au jour, — et que leurs libres pensées ne soient des crimes, et que la terre n’ait trop de lumière.

« Voilà comme ils fouissent leur sillon dans leur misère inerte, — pourrissant de père en fils et d’âge en âge, — fiers de leur nature foulée. — Voilà comme ils meurent, — léguant leur rage héréditaire — à une race nouvelle d’esclaves-nés, qui recommenceront la guerre — pour garder leurs chaînes, et, plutôt que d’être libres, — saigneront en gladiateurs, et toujours iront s’assaillant — dans cette même arène où ils voient — leurs compagnons tombés avant eux, comme les feuilles du même arbre. »


Jamais style a-t-il mieux exprimé l’âme? On la voit ici qui travaille et s’épanche. Longuement et orageusement les idées y ont bouillonné comme dans les pièces de métal entassées dans la fournaise. Elles y ont fondu sous l’effort de la chaleur intense; elles y ont mêlé leurs laves avec des frémissemens et des explosions, et voilà qu’enfin la porte s’ouvre : un lourd ruisseau de feu descend dans le canal ménagé d’avance, embrasant l’air qui frissonne, et ses teintes flamboyantes brûlent les yeux qui s’obstinent à le regarder.


III.

Ce n’était pas assez pour lui de la description et du monologue; il avait besoin, pour exprimer son personnage idéal, d’événemens et d’actions. Il n’y a que les événemens qui mettent à l’épreuve la force et le ressort de l’âme; il n’y a que les actions qui manifestent et mesurent cette force et ce ressort. Parmi les événemens, il a cherché les plus puissans, parmi les actions, les plus fortes, et l’on a vu paraître coup sûr coup la Fiancée d’Abydos, le Giaour, le Corsaire, Lara, Parisina, le Siège de Corinthe, Mazeppa et le Prisonnier de Chillon.

Je le sais, ces éclatans poèmes se sont ternis en quarante ans. Dans ce collier de pierreries orientales, on a découvert les verroteries, et Byron, qui ne les aimait qu’à demi, avait mieux jugé que ses juges. Encore avait-il mal jugé; les morceaux qu’il préférait sont les plus faux. Son Corsaire est taché d’élégances classiques; la chanson des pirates qu’il met au commencement n’est pas plus vraie qu’un chœur de l’opéra italien ; ses chenapans y font des antithèses philosophiques aussi équilibrées que celles de Pope. Cent fois l’Ambition, la Gloire, l’Envie, le Désespoir et le reste des personnages abstraits, tels qu’on en mettait sur les pendules au temps de l’empire, font invasion au milieu des passions vivantes[1]. Les plus nobles passages sont défigurés par des apostrophes de collège, et la pré-

  1. Par exemple : « as weeping Beauty’s check at sorrow’s tale. »