Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/936

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

perce plus loin que nos yeux, A de certains instans, pour nous, ces draperies, ces marbres, tout cet appareil vacille; ce ne sont plus que de beaux fantômes, ils se dissipent en fumée, et nous découvrons à travers eux et derrière eux l’impalpable idéal qui a dressé ces piliers, illuminé ces voûtes, et plané pendant des siècles sur la multitude agenouillée.

Comprendre la légende et aussi comprendre la vie, voilà l’objet de cette œuvre et de toute l’œuvre de Goethe. Chaque chose, brute ou pensante, vile ou sublime, fantastique ou tangible, est un groupe de puissances dont notre esprit, par l’étude et la sympathie, peut reproduire en lui-même les élémens et l’arrangement. Reproduisons-la et donnons-lui dans notre pensée un nouvel être. Est-ce qu’une commère comme Marthe, bavarde et sotte, est-ce qu’un ivrogne comme Frosch, braillard et sale, et le reste des magots hollandais sont indignes d’entrer dans un tableau? Même cette guenon et ces singes qui font bouillir la marmite de la sorcière, avec leurs cris rauques et leur imagination détraquée, valent la peine que l’art les ranime. Partout où est la vie, même bestiale ou maniaque, est la beauté. Plus on regarde la nature, plus on la trouve divine, divine jusque dans ses rochers et ses plantes. Considérez ces forêts, elles semblent inertes; mais les feuilles respirent, et la sève y monte insensiblement, à travers les troncs massifs et les branches, jusque dans ces minces rameaux étendus comme des doigts ouverts au bout des tiges; elle emplit des canaux gorgés, elle suinte en formes vivantes, elle comble les frêles chatons de poussières fécondantes, elle répand à profusion dans l’air qui fermente les vapeurs et les senteurs; cet air lumineux, ce dôme de verdure, cette longue colonnade de troncs, ce sol silencieux travaillent et se transforment; ils accomplissent une œuvre, et le cœur du poète n’a qu’à les écouter pour trouver une voix à leurs instincts obscurs. Ils parlent dans ce cœur, bien mieux ils chantent, et les autres êtres font de même; chacun avec sa mélodie distincte, courte ou longue, étrange ou simple, seule appropriée à sa nature, et capable de la manifester tout entière, comme un son, par son timbre, sa hauteur et sa force, manifeste la structure intérieure du corps qui l’a produit. Cette mélodie, le poète la respecte; il évite de l’altérer par le mélange de ses idées ou de son accent; tout son soin est de la garder intacte et pure. Ainsi se forme son œuvre, écho de l’universelle nature, gigantesque chœur où les dieux, les hommes, le passé, le présent, tous les momens de l’histoire, toutes les conditions de la vie, tous les ordres de l’être viennent s’accorder sans se confondre, et où le génie flexible du musicien, qui tour à tour s’est métamorphosé en chacun d’eux pour l’interpréter et le comprendre, ne témoigne de