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que, c’est à cela qu’il aboutit ; sceptique par misanthropie, cynique par bravade, c’est toujours l’humeur triste et militante qui le déchaîne ; la volupté méridionale ne l’a point conquis ; il n’est épicurien que par contradiction et par instans. « Donnez-nous du vin, des femmes, de la gaîté, des éclats de rire, — demain des sermons et de l’eau de seltz. — L’homme, étant un être raisonnable, doit se griser. — Le meilleur de notre vie n’est qu’ivresse. — Je voudrais être argile autant que je suis sang, moelle, passion et sensation, parce qu’alors au moins le passé serait passé. Mais hier je me suis grisé à force, et il me semble que je marche sur le plafond. » Vous voyez bien qu’il est toujours le même, excessif et malheureux, occupé à se détruire. Son Don Juan aussi est une débauche ; il s’y amuse outrageusement aux dépens de toutes les choses respectées, comme un taureau dans une boutique de glaces. Il y est toujours violent, et maintes fois il est féroce ; sa noire imagination amène entre ses récits d’amour des horreurs lentement savourées, le désespoir et la famine des naufragés, et le dessèchement de ces squelettes enragés qui se mangent les uns les autres. Il y rit horriblement, comme Swift ; bien mieux, il y bouffonne comme Voltaire. « On voulut manger le second comme plus gras ; — mais il avait beaucoup de répugnance pour cette sorte de fin. — Pourtant ce qui le sauva, ce fut un petit présent qui lui avait été fait à Cadix par une souscription générale des dames. » Pièces en main[1], il y suit avec une exactitude de chirurgien tous les pas de la mort, l’assouvissement, la rage, le délire, les hurlemens, l’épuisement, la stupeur ; il veut toucher et montrer la vérité extrême et prouvée, le dernier fonds grotesque et hideux de l’homme. Voyez encore l’assaut d’Ismaïl, la mitraille et la baïonnette, les massacres dans les rues, les cadavres employés comme fascines, et les trente-huit mille Turcs égorgés. Il y a du sang assez pour rassasier un tigre, et ce sang coule parmi les calembours ; c’est pour railler la guerre et les boucheries décorées du nom d’exploits. Dans cet impitoyable et universel écrasement de toutes les vanités humaines, qui est-ce qui subsiste? De quoi sommes-nous avertis, sinon « que la vie est un néant et que les hommes ne valent pas des chiens[2]? » Qu’est-ce qu’il découvre dans la science, sinon ses lacunes, et dans la religion, sinon ses momeries[3]? Garde-t-il au moins la poésie? De la draperie divine, dernier vêtement qu’un poète respecte, il fait un chiffon qu’il foule et tord et troue de gaîté de cœur. Au moment le plus touchant des amours d’Haydée, il lâche une pantalonnade. Il achève une ode par

  1. Il avait sous les yeux une douzaine de descriptions authentiques.
  2. Chant VII, 6, 7.
  3. Voyez Vision of Judgment.