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sympathie douloureuse, car sous ce calme de la force on sent bientôt la blessure intérieure, sous cette gaîté sarcastique et altière on devine la souffrance d’une âme d’élite.

Telle est, ce me semble, l’originalité du docte et vaillant publiciste que l’Allemagne a perdu il y a un an, M. Jacques-Philippe Fallmerayer. Pourquoi faut-il que nous n’ayons pu lui rendre de son vivant l’hommage qu’il méritait à tant de titres ? Il nous eût été doux de reconnaître publiquement la valeur de ce rare esprit, tout en discutant ses erreurs, et de dessiner avec respect cette physionomie si souvent défigurée par la passion. Malheureusement, dans ce procès obscur et compliqué, maintes pièces essentielles nous manquaient. À la fois novateur et critique, M. Fallmerayer a employé une moitié de sa vie à créer de grandes œuvres et l’autre moitié à les défendre ; attaqué avec violence, accablé de calomnies, destitué d’une place qu’il avait conquise à la sueur de son front, il a été obligé de se disperser de mille côtés, soit pour rassembler les preuves des découvertes qu’il venait de faire, soit pour répondre au feu des assaillans. Comment suivre les détails d’une guerre disséminée sur tant de points à la fois ? Et si on ne suivait pas à Vienne, à Belgrade, à Athènes, à Constantinople, à Trébizonde, le voyageur infatigable et le lutteur invincible, si on ne lisait pas ses lettres, ses articles, j’allais dire ses bulletins de bataille, dans tous les lieux où l’entraînait sa curiosité ardente, comment essayer de connaître et de peindre celui qui s’appelait lui-même le fragmentiste ? Un disciple, un ami de l’illustre défunt, M. George-Martin Thomas, s’est chargé de réunir ces feuilles jetées à tous les vents. Les voilà sous nos yeux, ces vives polémiques datées de l’Europe orientale, ces impressions de voyage en Anatolie, ces correspondances byzantines, comme il les intitulait, ces tableaux de la Grèce, de la Turquie, des lieux saints, ces longs monologues en face des ruines du moyen âge et des ruines plus grandes encore du temps présent, ces satires de la diplomatie européenne, ces philippiques contre l’ignorance de la presse occidentale, en un mot ces vingt années d’études exactes et de méditations passionnées sur l’un des plus redoutables problèmes du XIXe siècle. Tout ce que M. Fallmerayer a écrit dans les journaux d’Allemagne, tantôt, à visage découvert, pour défendre ses propres œuvres, tantôt, la visière baissée, sans prétention personnelle et seulement pour répandre ce qu’il croyait juste et vrai, nous le possédons enfin dans ces curieux mélanges. Ajoutons-y les grands travaux historiques qui ont signalé le début de sa vie ; n’oublions pas les deux volumes intitulés Fragmens de l’Orient : éclairées aujourd’hui par la publication des œuvres posthumes, les deux parties de son aventureuse carrière s’offrent à nous sous leur vrai jour, et nous pouvons essayer de les reproduire avec fidélité.