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Fallmerayer poursuivait toujours ses travaux consacrés à l’Orient ; il venait de terminer un mémoire sur l’élément albanais dans la Grèce moderne ; il voulait refaire en compagnie de Xénophon le voyage du Taurus et de Trébizonde ; il méditait un commentaire de l’Anabase, où ses souvenirs personnels auraient éclairé le texte du général athénien ; il était plein de vie, plein de projets, malgré ses soixante et onze ans, quand la mort l’emporta tout à coup dans la nuit du 26 avril 1861. La veille il travaillait encore, le lendemain il n’était plus. C’est à peine s’il fut averti des approches de l’heure suprême. Avant de s’éteindre ici-bas pour se ranimer ailleurs, l’ardente lumière n’avait point vacillé.

Tel fut ce rare esprit, savant profond, écrivain original, nature fière et candide. Nous n’avons pas dissimulé ses erreurs, et l’on a vu de quelle source pure elles découlaient. Rien d’étroit, rien de vulgaire ne ternit jamais son âme. Souvent sarcastique et amer dans les luttes de la parole écrite, il avait dans la conversation de chaque jour une sorte d’humilité charmante. Il était simple, indulgent, cordial, attentif au moindre mérite et heureux de le mettre en relief. Il se vengeait des injustices de son pays en tendant une main secourable à tout confrère de bonne volonté. Tous ceux qui se sont approchés de lui, et je manquerais à un devoir sacré si je ne lui rendais aussi ce témoignage, tous ceux qui ont eu le bonheur de le voir dans sa demeure de Munich ont emporté de ses entretiens les impressions les plus touchantes et les plus salutaires. Quelquefois, au souvenir des persécutions, son œil bleu jetait une flamme sombre, et il fallait l’entendre, comme dans la préface des Fragmens, stigmatiser les tartufes qui avaient empoisonné sa vie ; mais ces explosions duraient peu, le ressentiment s’éteignait bientôt dans un sourire. Si on s’apercevait que la blessure était profonde, on voyait aussi qu’il voulait la dérober aux regards avec la sérénité d’une âme poétique ; alta mente repostum. Ses travaux érudits et ses paysages d’Orient assurent l’immortalité de son nom. L’historien de Trébizonde et de la Morée, le peintre du mont Athos, le prince de la critique conquérante s’est placé à côté des Boeckh, des Lachmann, des Bopp, des Hammer-Purgstall, des Niebuhr, des Humboldt, à côté des plus illustres maîtres de la science germanique. Bien plus, quand je songe à l’humour, à la poésie, à la passion enfin qui fut sa joie et son supplice, j’ose dire qu’il tient un rang à part dans ce groupe vénérable ; au milieu de tant de figures sereines, l’avenir distinguera toujours ce front haut et pur sillonné par l’orage.


SAINT-RENE TAILLANDIER.