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soudain de l’énorme tête, — une espèce de brouillard fuligineux autour de la gueule,… un seul effort rapide et muet, — c’est tout ; cela suffit. Le blanc cadavre du courageux petit terrier retombe, inerte et flasque, à côté du terrible adversaire qu’il avait si imprudemment provoqué. Ici pause solennelle. L’événement dépassait nos prévisions. Je retournai d’un flanc sur l’autre l’animal gisant ; il était bien mort. Le mâtin l’avait saisi, comme un rat, au défaut de l’épine dorsale, et l’avait rompu d’un coup de dent.

Apaisé maintenant, étonné, un peu confus, il regardait sa victime. Après l’avoir flairée dans toute sa longueur et l’avoir encore une fois contemplée d’un œil hagard, obéissant à une idée nouvelle, il se détourne et part au grand trot. Bob s’empare du chien mort. « John, nous l’enterrerons après le thé ? — C’est convenu, » et je m’élance sur les traces du mâtin, qui remontait lentement Cowgate. Il avait sans doute oublié quelque rendez-vous. Tournant le coin de Candlemaker-Row, il s’arrêta devant une auberge. Il y avait là un chariot de messager déjà tout attelé. Un petit homme aux membres grêles, à la physionomie intelligente et affairée, au visage assombri par l’impatience, la main sur la tête de son cheval gris, semblait attendre, non sans colère, quelque chose ou quelqu’un qui n’arrivait point. « Ah ! Rabbie !… ah ! brigand ! » s’écria cet homme, lançant un coup de pied à mon nouvel ami, qui recula humblement, et, plus leste que digne, se dérobant à l’atteinte du lourd soulier ferré, guettant l’œil irrité de son maître, s’alla tapir sous la charrette, baissant les oreilles et tout ce qui lui restait de queue. L’homme devant lequel tremblait ainsi mon terrible héros m’inspirait déjà une sorte d’admiration. Je m’approchai respectueusement de lui, le voyant préoccupé de la muselière qui pendait mutilée au cou de son chien, et je lui contai, avec tous les détails qu’elle comportait, l’histoire qu’on vient de lire. Elle nous semblait, à Bob et à moi, — c’est encore au fond notre pensée à tous deux, — digne d’Homère, du roi David et de Walter Scott. Toujours est-il qu’elle adoucit l’irritation de l’austère petit messager, qui condescendit par quelques affectueuses paroles à dédommager son chien d’un mauvais accueil immérité. Le moignon de queue reprit aussitôt sa position naturelle, les oreilles se redressèrent, le regard encore ému exprima des sentimens moins amers. La réconciliation était complète. « En route ! » Un bon coup de fouet fut allongé à la jument grise, qui s’appelait Jessy et le trio s’éloigna. Ce soir-là même, après un thé fort abrégé, Bob et moi consacrâmes nos soins aux funérailles du brave terrier. Cette grave cérémonie s’accomplit en silence. Nous lisions alors l’Iliade, et, Troyens comme le sont tous les écoliers, nous ne manquâmes point d’inscrire le nom d’Hector sur la fosse que nous venions de recouvrir.