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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/243

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mais relâchée. Le « vase d’or » n’était pas brisé, mais peu à peu avait laissé filtrer au dehors sa précieuse liqueur. Aussi la dernière maladie de mon père ne fut pas, à proprement parler, une maladie ; ce fut une longue mort, résultat d’un long suicide. Humilié de n’avoir pas prévu ce résultat, dont il devait compte non-seulement à lui-même, mais à nous tous, à son troupeau, à son divin Maître, il m’en parla plus d’une fois avec un remords sincère, se promettant, si jamais par grâce divine il remontait en chaire, d’y proclamer non-seulement l’évangile de l’homme envers Dieu, mais aussi l’évangile de Dieu envers le corps, le devoir chrétien de vivre conformément aux lois divines qui régissent la santé physique. Il y a dans la première épître de saint Paul aux Corinthiens un merveilleux passage qui l’émut joyeusement lorsque je le signalai à son attention : « Car le corps n’est pas un membre, mais plusieurs… Si tout le corps est l’œil, où sera l’âme ? Si tout est l’ouïe, où sera l’odorat ? Mais Dieu a placé chaque membre dans le corps comme il l’a voulu. Et l’œil ne peut pas dire à la main : Je n’ai que faire de toi, ni aussi la tête aux pieds : Je n’ai que faire de vous. Et, qui plus est, les membres du corps qui semblent être les plus faibles sont beaucoup plus nécessaires… » Ce que l’apôtre résume en paroles qui portent en elles la vie et la mort : « Afin qu’il n’y ait point de division dans le corps, mais que les membres aient un soin mutuel les uns des autres. Et soit que l’un des membres souffre quelque chose, tous les membres souffrent avec lui, ou soit que l’un des membres soit honoré, tous les membres ensemble s’en réjouissent. »

Pour avoir méconnu ces sages enseignemens, mon père a vu la vie s’écouler lentement hors de lui, et son âme s’attristait, portant le deuil de cet ami, de ce compagnon, de ce serviteur fidèle envers qui elle se sentait coupable d’ingratitude, et hors duquel maintenant elle allait s’enfoncer — toute seule — dans les profondeurs du monde inconnu. Il s’éteignit ainsi, mois après mois, semaine après semaine, non dans les ardeurs de la fièvre ou la léthargie des affections qui paralysent, mais, pour ainsi dire, de sang-froid, et avec la pleine conscience de sa fin désormais inévitable.

Vint une matinée où, envahi par le froid, il ne pouvait déjà plus parler, mais nous suivait cependant d’un regard vaguement affectueux. La fin arrivait, la volonté régnait encore. Avec cet instinct d’ordre et de décence qui avait été une des lois de son être, il se posa délibérément pour le repos éternel, rangeant ses membres, comme, avant un départ, il eût rangé sa maison. Ceci fait, il ferma les yeux et la bouche, donnant à ce corps menacé de dissolution l’attitude digne, la fierté séante du vaincu qui rend son épée après un combat inégal.


E.-D. FORGUES.