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c’était folie de penser que, pour aboutir, elle pourrait se passer du concours de la révolution. Sans doute il est bon et louable de procéder régulièrement et d’accorder une large place à la délibération réfléchie; mais un but extrême réclame aussi impérieusement des moyens extraordinaires. Ce fut la fortune et la supériorité de M. de Cavour d’avoir reconnu cette vérité, d’avoir mené de front la diplomatie et la révolution, d’avoir assuré aux délibérations du cabinet italien l’aide puissante des passions révolutionnaires, qu’il savait cependant contenir. Or l’appui des passions populaires faisait complètement défaut à la politique que représentait Frédéric-Guillaume IV. La nation, blessée ou découragée par le refus de la couronne impériale, restait dans un morne abattement; elle appelait la diète d’Erfurt « un parlement de forteresse » (Fes’tungsparlament) et ne put s’émouvoir d’incidens purement diplomatiques. Comment du reste accorder sa sympathie, sa confiance, à un gouvernement dont on connaissait depuis tant d’années l’irrésolution, et dont on constatait à chaque instant les innombrables défaillances? Bornons-nous à citer un exemple entre mille. Quelques jours avant la clôture des séances d’Erfurt, le commandant de place de Berlin enjoignit en termes menaçans et sévères à tout soldat de porter la cocarde allemande. Au jour même de cette clôture, un ordre général abolissait dans l’armée cet emblème significatif, et la raison qu’on donna fut que les cocardes en usage étaient détériorées, et que l’état du trésor ne permettait pas pour le moment une nouvelle dépense de rubans! La cocarde allemande était usée en effet; mais, pour la faire triompher dans la diplomatie, ce n’était pas précisément un moyen propre que de la supprimer dans « l’armée la plus brave et la plus dévouée du monde... »

Les deux ordres d’idées entre lesquels se débattait constamment à cette époque l’esprit de Frédéric-Guillaume IV trouvèrent alors leurs personnifications on ne peut plus expressives dans le général de Radowitz et M. de Manteuffel : l’un représentait la jeunesse «romanesque» du règne, l’autre l’époque désenchantée, terne et bureaucratique où il allait entrer de plus en plus. La lutte était ouvertement établie entre « l’ami de cœur » et le « ministre du coup d’état, » sans cependant que le roi ait jamais voulu rompre avec l’un ou avec l’autre. Peut-être croyait-il que ces deux hommes se complétaient; mais, s’il est vrai, comme le dit Bacon, que dans l’ordre moral deux moitiés ne font pas encore un tout, à plus forte raison le général de Radowitz et M. de Manteuffel, même unis, n’auraient pas encore constitué le génie politique dont la Prusse avait besoin à ce moment plus qu’à tout autre, car elle avait affaire à un adversaire terrible, en possession, lui, de toutes les qualités qu’exigeaient les circonstances, de toutes les ressources d’un esprit supérieur. Le