Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/702

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Non, répondit Pierre; mais cela me fait mal de tuer.

Aubry, qui était animé par le combat, s’étonna de cette réponse. Il aurait peut-être cru que Pierre avait peur, si dans chaque affaire il ne l’eût toujours vu au premier rang.

Pendant que son corps se battait avec fureur, l’esprit de Pierre demeurait observateur et lucide. Ce qu’il ne pouvait découvrir du champ de bataille avec les yeux, il l’entrevoyait en imagination. Il enregistrait les diverses péripéties de l’action, et devinait celles qui s’accomplissaient loin de lui. Obscure unité dans cette foule de combattans, il la dirigeait par la pensée. Selon l’heure et les lieux, il lançait les régimens et les escadrons, faisait tonner l’artillerie. Il avait les espérances et les angoisses, les foudroyantes résolutions du commandement en chef. A la fin des grandes journées, rentré avec orgueil sous sa tente, il s’applaudissait du succès comme s’il lui était dû, ou supputait les chances qui restaient à la fortune contraire. Il en fut ainsi le soir d’Essling. Depuis le matin, il était retenu frémissant sur la rive droite du Danube, car la rupture des ponts n’avait pas permis aux divisions de Davout d’entrer en ligne. Au bruit de la retraite dans l’île de Lobau, une vague inquiétude saisit l’armée. On avait été jusque-là tellement habitué à vaincre, qu’on ne pouvait admettre que la fortune se fût montrée indécise. Quelques officiers demandèrent à Pierre ce qu’il pensait des événemens.

— Ce n’est qu’un retard, dit-il. L’empereur attendra dans la Lobau, et avant deux mois nous repasserons le Danube et nous triompherons dans la plaine de la Marchfeld.

Son opinion avait déjà de la valeur. On savait que le maréchal Davout avait distingué Pierre et l’avait nommé lui-même chef de bataillon à Ratisbonne. Sa réputation grandit quand on apprit le lendemain que Napoléon avait fait à Masséna la même réponse que Pierre à ses camarades. Deux mois en effet ne s’étaient pas écoulés que Pierre assistait, en combattant cette fois, à la victoire qu’il avait annoncée. Vers deux heures, la droite et le centre des Autrichiens, après avoir presque réussi à séparer notre gauche du Danube, venaient d’être repoussés, et commençaient à plier; mais leur gauche restait immobile sous les attaques de Davout. La brigade Debain, lancée deux fois sur la Tour-Carrée, avait été ramenée, et était décimée par le feu. Le général, apercevant le maréchal Davout, envoya Pierre lui demander du secours. Le maréchal n’avait plus ses réserves.

— Courez à l’empereur, dit-il à Pierre, et priez-le de ma part de vous donner du monde.

Napoléon, monté sur un cheval persan d’une admirable blan-