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l’opprimer aujourd’hui, et tâche qu’il ait quelque intérêt à vivre pour lui-même.

— Que faire? demandait Pierre avec abattement.

Alors le commandant Aubry, s’alarmant pour le colonel, lui conseilla de courir les fêtes et les plaisirs. A cette époque de rapides et faciles amours, Aubry était le type de cette jeunesse militaire fière de ses grades et de sa bonne mine, de ses courses conquérantes à travers l’Europe, pressée de jouir, insouciante et brave, et qui se piquait de moissonner sur les domaines de Cythère autant de lauriers que sur les champs de bataille de Prusse ou d’Autriche. Il fit la part du caractère de son ami, et pensa que quelque sérieuse aventure de femme le guérirait. Aubry ne savait pas que le difficile pour un homme tel que Pierre, ce n’était point d’être aimé, mais d’aimer. Beaucoup de femmes en effet courtisaient le colonel. Bien que sa beauté ne fut point celle qu’on admirait alors, son grade, sa jeunesse, la faveur de l’empereur, lui tenaient lieu auprès d’elles des formes d’Antinoüs qu’il n’avait pas. Quelques-unes, d’une imagination plus vive, s’éprenaient de sa brillante bravoure, dont on leur avait parlé, de la tournure de son esprit et même de son attitude étrange, car elles croyaient y découvrir toutes les ardeurs contenues de la passion. Malheureusement Pierre apportait dans le monde le fatal esprit de l’analyse et du doute. Il devinait tous les calculs de l’amour-propre et de l’égoïsme, et ne distinguait aucune femme qui méritât sérieusement d’être aimée par lui. Il éprouvait cependant un impérieux besoin d’échapper à sa solitude et à ses angoisses, et de confier à une femme qui ne les raillât point ses défaillances et ses vertiges. Il perdait de plus en plus chaque jour le sentiment de son individualité, et concevait instinctivement que, pour qu’il le recouvrât, il lui fallait s’identifier à la vie d’une autre créature humaine.

Au printemps de 1810, l’ambassadeur d’Autriche, le prince de Schwarzenberg, donna un grand bal à l’occasion du mariage de Napoléon avec Marie-Louise. Pierre était à ce bal et contemplait d’un œil distrait les magnificences de la fête, lorsqu’il remarqua une jeune femme assise à quelque distance de l’impératrice. Cette jeune femme était d’une rare beauté. Ses épaules, d’une peau brune et dorée, avaient aux lumières d’étincelans reflets. Ses cheveux noirs, réunis en épaisses torsades, encadraient son visage d’un ovale fin et délicat. Son front était intelligent et sérieux, sa bouche spirituelle et souriante. En ce moment, ses yeux, ombragés de cils tellement longs qu’ils projetaient une ombre sur ses joues, regardaient vaguement devant elle. Ils se tournèrent lentement du côté de Pierre, et le colonel en reçut presque une commotion électrique. Il n’avait