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vers Turtukaï. Dès qu’elles furent parties, Clician se rapprocha du terrain qu’elles avaient occupé, s’avançant avec prudence et évitant soigneusement les traînards qui, çà et là, par groupes, rejoignaient le gros de l’armée. Il arriva à la maisonnette du petit café. Le cavedji, grand vieillard à barbe blanche, était assis devant sa porte, dans l’endroit même où la veille se trouvait Eumer. Clician s’approcha de lui.

— Tu as vu ce qui s’est passé hier, dit-il. Qu’a-t-on fait de la jeune fille? L’ont-ils emmenée avec eux?

— Tout ce qui est écrit d’avance arrivera, répondit le cavedji impassible.

En vain Clician le pressa de questions, le vieux Turc se taisait. De temps en temps il répondait par ce geste familier aux gens de sa nation, qui consiste à lever un peu la tête en faisant claquer légèrement la langue contre les dents; c’est une manière de refus ou de négation. Enfin cependant il se leva, gravit lentement un sentier qui montait le long de la colline, et regarda tout autour de lui. Quand il se fut assuré qu’il n’y avait plus de soldats dans les environs, il revint vers Clician.

— Tu es le père de l’enfant? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit Clician, espérant ainsi l’émouvoir.

— Viens avec moi, dit le vieillard.

Ils s’enfoncèrent dans les taillis, derrière la maisonnette. Après avoir marché quelque temps, et comme ils arrivaient à la lisière du petit bois, le cavedji s’arrêta et dit de nouveau :

— Tout ce qui arrivera est écrit d’avance!

En ce moment, Clician poussa un cri en apercevant à terre le corps inanimé de Popovitza. Ses vêtemens déchirés laissaient le cadavre à demi nu. Des taches de sang marbraient le corps. Son visage lui-même était tout sanglant et couvert de cheveux en désordre. Autour du cou était passé un cordon qui avait servi à étrangler la jeune fille.

Quelle part Eumer-Bey prit-il au crime odieux qui termina les jours de Popovitza? Quelle part y prit la soldatesque? Le général commanda-t-il le meurtre ou fut-il accompli sans ordre par les gens à qui Eumer remit sa victime? Quelles luttes, quelles souffrances subit la courageuse jeune fille? C’est ce qu’on n’apprit jamais des témoins de ce tragique événement.

Clician et son compagnon prirent Popovitza dans leurs bras, et, l’ayant apportée sur la petite place où était la maisonnette du cavedji, ils l’étendirent sur le plancher, sous le toit rustique qui était auprès de la fontaine. Le Turc donna une couverture qu’ils roulèrent autour de son corps, puis ils lui lavèrent le visage. Clician