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prématurée d’une réforme intérieure violemment interrompue. Aucune contrée aussi n’a été plus riche de cette sève native qui se traduit en énergie locale ou individuelle, en résistances multipliées et indomptables, et rien n’explique mieux comment la Pologne a été si facile à surprendre, si difficile à soumettre, comment, après avoir été cinq ou six fois partagée et remaniée, après avoir été vaincue en 1794 avec Kosciusko, vaincue encore par les armes en 1831, livrée à la rudesse de l’assimilation germanique à Posen, massacrée en Galicie, broyée dans ce que les traités ont appelé le royaume, elle peut se retrouver vivante. C’est qu’elle a manqué au moment voulu de la force défensive d’une institution fixe concentrant la puissance nationale; mais la sève est restée, elle s’est répandue, disséminée pour ainsi dire, et désormais l’âme de la Pologne a été partout où il y a eu un Polonais, en Sibérie, au Caucase, dans l’exil comme dans l’intimité du foyer domestique, fermé à toute influence étrangère. De là cette situation extraordinaire où, sous une domination toujours artificielle, à travers des circonscriptions politiques qui changent et les événemens qui se succèdent, se meut une société qui reste elle-même, qui se nourrit de sa propre substance, ne touchant à la société officielle que par une plaie vive, ne se laissant atteindre ni dans ses mœurs, ni dans, son génie traditionnel, ayant ses partis, ses factions si l’on veut, ce qui est encore une dernière marque d’autonomie, mais gardant une secrète et invincible unité jusque dans la dispersion, le morcellement et la dépendance

C’est Miçkiewicz qui raconte que, lorsqu’on s’agitait en Pologne, dans le foyer primitif de la patrie, tous les Polonais répandus dans le monde, bien que ne sachant rien de leur pays, ressentaient à travers la distance la secousse électrique et se trouvaient debout. A l’époque de la confédération de Bar, Beniowski, l’un des premiers dans la tradition de l’exil, osait s’insurger au fond du Kamtchatka, et bravait pendant tout un hiver la puissance russe. Au moment de la guerre de Kosciusko, les tentatives de soulèvement se multipliaient parmi les Polonais dispersés dans les contrées les plus lointaines de l’empire. Quant au signe visible, contemporain, de cette unité survivante d’une nation morcelée dans son territoire, il est étrange, et n’a surtout rien de commun avec l’érudition historique ou ethnographique : c’est le deuil porté aujourd’hui partout également en Pologne, à Posen comme en Galicie, dans le royaume comme dans la Lithuanie et dans la Podolie. Il y a en Russie un signe de plus pour caractériser tout ce qui est terre polonaise, c’est l’état de siège. Ces deux choses, le deuil et l’état de siège, sont, au sein de trois empires, comme le signalement douloureux d’une Pologne que nul