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C’est dans cet immense sanctuaire, qui appartenait à l’art autant qu’à la religion, que Polygnote vint se fixer. Il y fut accueilli avec une respectueuse admiration ; les amphictyons décrétèrent qu’il était leur hôte et qu’il serait défrayé par le trésor sacré. C’était le plus grand honneur que pût décerner cet auguste conseil. Polygnote, qui était riche, qui avait fait ses preuves de désintéressement et qui allait les faire encore, n’accepta qu’à cause de l’honneur. Il y avait à Delphes un édifice que l’on appelait la Lesché des Cnidiens, lieu de repos, où l’on jouissait de la vue de la vallée et de la mer, où l’on respirait la fraîcheur de la fontaine Cassotis, qui coulait au pied de la Lesché avec un doux murmure. Les vieillards, les prêtres, les pèlerins, se rassemblaient pour converser sous les portiques de ce monument, dont les dispositions nous sont peu connues, mais qui semble avoir servi de modèle aux basiliques des Romains. Ses murailles nues appelaient des peintures. Polygnote se chargea d’en décorer les vastes surfaces.

Il entreprit seul un travail qui l’attacha pendant de longues années. Une partie, peut-être la dernière moitié de sa vie, fut consacrée à cette immense tâche. Si un volume suffit à peine pour bien décrire les fresques de Raphaël au Vatican, il n’a pas fallu moins de sept chapitres au Grec Pausanias pour indiquer les sujets qui ornaient la Lesché. Encore ses énumérations sont-elles d’une sécheresse qui ne se peut imaginer : ce sont les notes d’un voyageur qui court et non les appréciations d’un homme de goût ou même les réflexions d’un curieux. Je m’efforcerai toutefois de recueillir, parmi tant de traits confus, ce qui est essentiel et caractéristique. Il est impossible de rendre saisissables et vivantes les œuvres de Polygnote, mais je ne désespère pas d’en faire sentir la grandeur.

D’abord le choix même des sujets nous annonce un penseur dont l’âme est capable des conceptions les plus hautes, et dont les idées graves jusqu’à la sévérité ont toute la force d’un enseignement philosophique. Il était passé pour lui, le temps de la jeunesse, des belles maîtresses, des plaisirs élégans, des illusions qui jettent un voile charmant sur l’avenir. L’âge mûr était arrivé, apportant cette connaissance des hommes et de leurs misères que l’on appelle l’expérience, fruit sans amertume pour les natures élevées, mais dont la saveur est toujours triste. C’est pourquoi Polygnote se proposa de représenter la Prise de Troie, c’est-à-dire une des pages les plus lamentables de l’histoire et l’un des exemples insignes de la folie humaine, puisque, pour une femme, cent peuples s’exterminent, jusqu’à ce qu’une ville florissante consente à s’ensevelir sous ses ruines. En même temps Polygnote était porté vers les réflexions plus nobles et plus sombres que ne repoussent point ceux qui avancent dans la vie. Il éprouvait les divins soucis de l’âme qui se sent