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cette cérémonie, usitée aussi chez les Dayaks, et que ceux-ci désignent par le mot de bersabibah. J’inclinais à refuser la proposition ; mais à l’effroi de mes interprètes malais je vis qu’une pareille marque de dédain, si elle n’entraînait d’autres risques, nous ferait courir celui d’un véritable échec diplomatique. Je me résignai donc, et la cérémonie eut lieu deux jours après celle dont je viens de parler. Des villages environnans, les Kayans étaient arrivés en grand nombre pour assister à ce miraculeux spectacle d’un homme blanc admis à faire partie de leur tribu. Nous étions sous l’ample vérandah d’une de ces longues maisons de bois dont j’ai déjà parlé. L’un des chefs groupés autour de nous, — je l’avais entendu nommer Kum-Lia, et ce nom se rattachait dans mes souvenirs à la tragique histoire de tout un village surpris à l’aide d’un stratagème odieusement combiné par ce bandit, — s’emparant de mon bras et retroussant la manche de mon habit, me piqua légèrement l’épiderme avec un canif à lame de bois, de manière à faire sortir le sang, qu’il recueillit avec un soin religieux. Un de mes Malais pratiquait simultanément la même opération sur l’avant-bras de Singauding. Les deux lames sanglantes furent ensuite passées sur une pincée de tabac dont on fit aussitôt une cigarette. Après une invocation aux divinités de tout ordre, prononcée par Tamawan, la cigarette passa de mes lèvres à celles de « mon frère, » et après quelques bouffées l’alliance se trouva conclue à jamais[1]. Elle me donnait à la confiance absolue de Singauding des droits dont je n’entendais pas laisser perdre le profit. S’il me harassait de questions sur les steamers, les ballons et les fusées, — objets particuliers de la curiosité bornéenne, — et s’il me persécutait pour avoir cette merveilleuse médecine que les blancs s’introduisent dans le bras pour se préserver de la petite vérole, — après l’avoir, prétendait-il, extraite du ventre d’un serpent, — je tâchais de lui arracher par lambeaux les notions qui manquaient encore à mes études sur les us et coutumes des Kayans. — Amenez-moi Kum-Lia, lui dis-je certain jour ; je voudrais savoir de lui la vérité bien exacte sur cet exploit de guerre qui l’a rendu si fameux… Kum-Lia, dont l’orgueil se trouva caressé par cette curiosité, ne se fit pas prier pour la satisfaire.

« Dans le pays des Blaits, me dit-il, existait, il y a quelques

  1. Deux Dayaks brouillés l’un avec l’autre, et venant à se rencontrer dans une habitation tierce, ne lèveront pas les yeux l’un sur l’autre, à moins que leur hôte ne tue un poulet dont le sang est répandu sur eux goutte à goutte. De même quand deux tribus se réconcilient, leurs représentans officiels immolent un porc, et, appelant la vengeance céleste sur les violateurs du traité de paix, plongent leurs lances dans le sang de l’animal, et font ensuite l’échange de ces armes ; puis ils tirent leurs poignards (kriss), et chacun d’eux mord la lame de l’arme appartenant à l’autre. Ceci est la conclusion définitive du traité.