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Un des guides se retourna lentement vers l’autre : — Indak ! lui dit-il.

Ikah muku indeh (sa vieille mère) ! répondit l’autre.


Sans comprendre un mot à ce dialogue rapide, un de mes jacktars ajusta le meurtrier et fit feu ; mais la balle ne fit qu’effleurer le bung-ubok d’écorce qui couvrait la tête du parricide, et, bondissant de côté, il fut en un clin d’œil hors de vue.

Si j’étais demeuré chez les Kayans, peut-être aurais-je obtenu l’explication de cette singulière aventure ; mais je partis vingt-quatre heures après, sans qu’on eût pu me fournir aucun des éclaircissemens que je demandais. J’en suis donc resté à mes conjectures, plus ou moins d’accord avec celles de mes Malais et avec quelques demi-mots que Singauding hasardait, sans trop se soucier qu’on en prît note. Il semblait penser que la vieille Indak ne se trouvait pas dans la forêt, à cette heure indue, sans quelque mauvais dessein, ou bien elle y cherchait quelques poisons à l’usage de « l’homme blanc, » ou elle s’était postée sur mon passage pour me jeter quelque sort. Peut-être aussi les prévenances de Si-Obong, cette obèse personne à la voix si douce, au regard si affectueux, à la physionomie si candide, et ses efforts pour me retenir jusqu’à la nuit, impliquaient-ils une sorte de complicité avec la burich. Enfin, selon toute probabilité, c’était le hasard seul, — un hasard vengeur cette fois, — qui avait réuni dans les ténèbres cet homme altéré de sang et la victime sur laquelle il s’était jeté sans la reconnaître, pour accomplir le rite du deuil kayan.


Six longues années de courses, d’aventures et de continuelle agitation avaient à peu près effacé de mon esprit le souvenir de ce tragique incident, lorsque la cour de Sarawak fut solennellement réunie pour juger un des procès criminels les plus importans qui aient encore été soumis à sa décision. De l’acte d’accusation (pour adopter la formule consacrée ) résultaient les faits suivans :

L’orang-kaya des Senahs avait adopté, cinq ans auparavant, un jeune homme étranger à la tribu, et dont l’origine était encore inconnue. La vigueur extraordinaire, la vaillance hors ligne de cet aventurier lui avaient valu cette faveur, d’autant moins surprenante que l’orang-kaya n’avait pas de postérité directe. Pa-Bunang, — ainsi se nommait son fils adoptif, — s’était marié, toujours grâce à la faveur du chef des Senahs, et sa femme lui avait donné un fils. Les Européens ayant témoigné une certaine bienveillance à ce personnage, il avait immédiatement conçu l’ambition de succéder à l’orang-kaya, et comme l’unique obstacle à ses desseins se trouvait dans les