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perdre son corps, » le « casseur de têtes et démonteur de cervelles, devenu l’idole des gens d’abord subornés, puis maintenant à jamais bornés, » et il dut porter la peine d’une telle témérité. Il la porta avec résignation, avec dignité, avec malice, opposant fièrement sa philosophie de mansarde à la philosophie d’état, qui jouissait de toutes les faveurs du ministère Altenstein. Il mourut enfin, et il « changea de monde sans changer d’ombre… » Voilà cependant l’Allemagne qui se prend tout à coup à rendre justice à l’homme si méconnu de son vivant, à célébrer en lui au moins l’artiste et le moraliste, si elle ne l’accepte pas pour guide unique dans la spéculation ! Le système de M. Schopenhauer nous semble en effet peu propre à combler le vide laissé après la déroute d’e la doctrine absolue ; mais ce retour vers les idées de Kant, dont le « philosophe de la mansarde » a été le continuateur brillant, original même, est bien significatif, comme il est déjà significatif aussi, ce seul titre de l’ouvrage capital de Schopenhauer : le Monde en tant que phénomène et volonté. La volonté ! grand mot resté à peu près sans emploi dans la philosophie allemande, dans celle de Hegel surtout, qui ne voyait dans l’univers que la nécessité, la fatalité, le forcé (das zwingende), et étouffait dans le jeu implacable de ses antinomies la liberté et la responsabilité humaines…

La théologie, qui à côté de la philosophie a toujours eu le don de passionner vivement nos voisins du Rhin, a pris, elle aussi, un caractère plutôt actif que spéculatif, et ses principales discussions roulent maintenant sur les questions pratiques de la liberté religieuse, des rapports à établir entre l’église et l’état, et de l’indépendance plus ou moins complète des cultes. Quant à la critique des livres sacrés et des documens de la foi, — de tout temps la grave préoccupation du protestantisme, — il est impossible de méconnaître le côté positif que représente actuellement l’école de Tubingue par rapport au travail dissolvant de MM. Strauss, Bruno Bauer, Feuerbach, d’avant 1848. On n’a pas oublié sur quels principes avait élevé son fameux ouvrage le célèbre auteur de la Vie de Jésus, — qui depuis du reste s’est tout à fait retiré de l’arène théologique et a charmé le public par d’ingénieuses monographies dans le domaine de l’histoire et de la littérature. Selon M. Strauss, la tradition évangélique est le produit légendaire d’un idéal messianique conçu par le peuple de Dieu bien avant l’ère chrétienne, et les récits sur le Sauveur n’auraient été ainsi arrangés que d’après des mythes préexistans. L’école de Tubingue rejette cette hypothèse « d’une conscience populaire créant des mythes » (mythengestaltendes volksbewusstsein), et s’applique à étudier les témoignages des premiers siècles du christianisme, les livres canoniques comme