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— Mon père, répondit la jeune fille, j’ai du chagrin, beaucoup de chagrin…

— Quinze ans et beaucoup de chagrin ! répliqua le capitaine, c’est chose rare assurément.

— Mon père, j’ai du chagrin, et vous savez bien pourquoi…

— Hein ? fit le capitaine. Tu es entêtée, Nella !

— Soit ; mais enfin je veux voir l’Europe, je meurs d’envie de connaître…

— De connaître… quoi ? reprit vivement le capitaine ; les brouillards de Londres, l’ennui qui donne le spleen, la contrainte à laquelle nous condamnent les exigences de la vie occidentale…

— Et les plaisirs, les fêtes, ces réunions charmantes, où la civilisation de l’Europe se manifeste dans tout son éclat, vous n’en dites rien, mon père ! C’est là ce que je veux voir…

— Ah ! l’inconnu, voilà ce qui nous attire et nous fascine tous tant que nous sommes, murmura le capitaine Mackinson ; puis, s’adressant à sa fille : — Pauvre enfant, lui dit-il, ces fêtes et ces plaisirs ne sont pas pour nous !… Crois-moi, Nella, restons ici, restons dans ce pays où nous avons la vie large et facile. En Angleterre, nous ferions une pauvre figure ; ici au contraire, nous marchons de pair avec les radjas

La jeune fille ne répondit rien ; laissant tomber sa tête sur sa poitrine, elle poussa de gros soupirs.

— Écoute-moi bien, reprit le capitaine Mackinson, je ne veux pas, je ne puis pas aller m’établir dans cette Europe que tu brûles de connaître. Lequel de nous deux doit se soumettre à la volonté de l’autre ?

— Ah ! mon père, si vous m’aimiez bien ! s’écria la jeune fille…

Nella, répliqua gravement le capitaine Mackinson, tu viens de prononcer une parole qui m’afflige.

— Non, non, reprit avec vivacité la jeune fille, vous ne m’aimez plus… Vous voulez que je meure d’ennui et de langueur dans la petite île de Colabah !… Menez-moi en Europe, je vous le demande en grâce, je vous le demande à genoux !

Elle s’était agenouillée et baisait les mains de son père en les mouillant de ses larmes. Le capitaine Mackinson la releva doucement : — Mon enfant, tu as des désirs impétueux qui te dominent, des volontés désordonnées que tu exprimes sans réflexion… Si je t’avais fait élever en Angleterre, dans un pensionnat…

— Dans un pensionnat, enfermée entre quatre murs, et contrainte d’obéir, moi !… s’écria Nella. J’y serais morte au bout d’un mois, de colère et de dépit…

— Si je t’avais fait élever dans un pensionnat, tu serais plus sage,