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notre navigation dans le fleuve, cette épreuve nous fut une salutaire leçon. Savoir se reposer sur ses officiers, sur ses pilotes est une qualité essentielle d’un capitaine de navire ; il en est une plus précieuse encore, c’est de savoir limiter convenablement cette confiance. Nos échouages étaient sans danger, il est vrai ; mais ils nous faisaient perdre beaucoup de temps. Dès ce jour, nous résolûmes de ne plus quitter la passerelle et d’agir personnellement, tout en ne négligeant pas les avis de nos pilotes. D’ailleurs à Mafou nous étions forcés de nous arrêter : les passes étaient encore infranchissables. Le capitaine de l’Africain, M. Lescazes, arrivé vingt-quatre heures avant nous, les avait sondées lui-même, et tous deux nous résolûmes d’attendre que la crue des eaux nous permît de continuer notre voyage. Une échelle de marée fut montée sur la berge. Toutes les mesures d’hygiène furent prises pour assurer la santé de nos équipages pendant un séjour qui pouvait être long encore ; il ne nous restait plus qu’une seule chose à faire, la moindre de toutes, mais souvent la plus difficile, tuer le temps.

La plus pénible à supporter de toutes les privations que la vie au Sénégal impose tout d’abord aux Européens est celle de tout travail intellectuel un peu soutenu. Certes on peut à la rigueur et avec le temps s’habituer à la chaleur énervante du climat ; les grandes brises de nord-ouest qui alternent pendant une partie de l’année avec les vents d’est suffocans, les nuits rafraîchies par d’abondantes rosées donnent parfois un répit de quelques heures, dont on pourrait profiter ; mais qui résisterait aux moustiques, aux maringouins, aux mille insectes qui envahissent les coins les plus secrets, les mieux fermés de vos appartemens ? Y rester immobile pendant quelques instans est un supplice qui devient intolérable, s’il se prolonge. Ouvrez un livre, et avant que vous en ayez tourné les premières pages, vos mains, votre front sont devenus la proie d’invisibles ennemis dont la morsure répétée vous force bientôt à délaisser le récit le plus attrayant, sans compter cet éternel murmure, ce bourdonnement à notes parfois suraiguës et plein de menaces qui vous distrait, vous préoccupe et vous oblige à chercher un refuge, un abri sur le pont, au grand air. Ceci est la vérité exacte pour Saint-Louis dès les premières ondées de l’hivernage ; mais dans le fleuve c’est en toute saison la vérité amoindrie plus qu’on ne le saurait croire. La privation de sommeil malgré toutes les précautions prises contre les moustiques cause autant de fièvres que les émanations paludéennes, et rien ne sert contre eux, ni les vêtemens les plus épais, ni les rideaux fermés avec le plus de soin. Ces fortes organisations de matelots, que rien n’ébranle, ne peuvent y résister. J’en ai vu bien souvent dormir sous la pluie, transis de froid par les rudes