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ont quitté leur patrie pour des contrées où tout est danger, ceux-là comprendront ces liaisons soudaines, qui si souvent se changent en belles et durables amitiés ; ceux-là comprendront aussi que, de retour en Europe, on puisse désirer revenir au Sénégal, et qu’au milieu des plaisirs de la France on regrette la vie si pleine, si active de ce rude pays. À sept heures du soir, une même table nous réunissait tous : marins, artilleurs, officiers du génie, d’infanterie, spahis, chirurgiens et interprètes. Chaque corps n’est-il pas représenté dans de pareilles entreprises ? Tous ne concourent-ils pas également à l’œuvre commune ? Je ne sais si c’était un grand dîner : — bien que les gibiers les plus rares, une outarde, du sanglier, bien que des légumes de France couvrissent la table, bien que les vins d’Espagne et de Bordeaux scintillassent dans les verres, je n’en jurerais pas ; — j’affirme cependant que cette soirée m’a laissé les plus durables souvenirs.

Rien de plus étrange et de plus curieux d’ailleurs que de semblables réunions dans de tels pays. Ces officiers de toutes les armes, ces élèves de nos écoles, ces hommes d’âges si divers, auxquels l’habitude du commandement, la familiarité avec le danger, ont donné une expression de physionomie parfois si grave et si sérieuse, ces hommes de science et d’étude autant que d’action semblent alors tout rejeter du présent et retrouver les élans, l’entrain de leur jeunesse ; l’esprit français, ou, si l’on veut, le caractère français, que rien ne peut abattre et que le moindre choc éveille, s’y retrouve plein de vivantes saillies. Les souvenirs de la patrie, mais les souvenirs animés et joyeux, surgissent évoqués par un mot, par un geste, comme de gracieux fantômes. Et à la fin du dîner, quand le vin de Champagne circule et emplit les coupes les plus hétéroclites, qui dira les chansons dont les refrains, accompagnés par les instrumens les plus singuliers, éveillent les échos du fleuve et font tressaillir les fauves du désert, qu’inquiètent des bruits aussi étranges ? Souvent un chef indigène, au front méditatif, à l’attitude grave et austère, assiste à de pareilles soirées : ses regards marquent la surprise, et tout d’abord il ne peut croire que ce sont là ces soldats dont il a éprouvé le courage et la persévérante énergie ; mais quand il comprend le sens de cette animation, quand il devine les sentimens qui la produisent, quelles modifications subit sa pensée ! Cette familiarité bienveillante est contagieuse et gagne son cœur. Je ne fais presque ici que transcrire les idées qui m’étaient exprimées par Bou-el-Mogdad, le pèlerin sénégalais que ses voyages ont un moment mis à la mode, quand il parut dans les salons du ministre de la marine après avoir traversé le désert de Saint-Louis à Tanger, et qui était alors à Tébécou comme interprète. Continuant à ne voir en nous, comme il arrive le plus souvent dans les colonies anglaises,